C’est à la fin des années quatre-vingts seulement que j’ai rencontré Jean-Paul. Bien que je n’aie pas fait partie du premier cercle de ses amis, il m’a toujours reçu avec une générosité et une chaleur rares. Il aimait aller vers les autres, il aimait partager ce qui le passionnait, il aimait l’échange. Sa conversation, pétillante et souvent caustique, était empreinte d’une bienveillance gourmande, car son plus grand plaisir était d’exciter la curiosité de son interlocuteur et découvrir avec lui de nouvelles choses. En véritable homme de la Renaissance, il s’émerveillait sans cesse de la splendeur du monde et son esprit était toujours à l’affût de ce qu’il ne connaissait pas encore. Il pensait que nous avions de petits estomacs, que nous ne développions pas assez nos appétits et que nous nous contentions trop souvent de l’ordinaire. Il était insatiable et ne se plaisait qu’en compagnie d’aussi irrassasiable que lui.
Jusqu’à ses derniers jours, il travaillait à un Dictionnaire biographique des poètes français de 1550 à 1630, dans lequel il comptait faire revivre non seulement Nicolas Clément de Treille et Marc de Papillon de Lasphrise, mais également des dizaines d’écrivains que nous avons le tort de ne plus pratiquer, limitant notre curiosité à Ronsard et à Du Bellay, auxquels, par ailleurs, il avait consacré de savants articles publiés dans la très érudite Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance.
La poésie de la Renaissance était un des premiers jardins cultivés par Jean-Paul. Un amour qu’avait sans doute encouragé à la fois sa mère, qui très tôt, lui lisait des poèmes, et son père, un ami de Marcel Raymond, familier de Ronsard et des poètes baroques, mais aussi de Baudelaire et des surréalistes. Mieux informé que beaucoup d’universitaires pourtant chargés de transmettre la passion des lettres, Jean-Paul voulait tout savoir sur tous les poètes du XVIe siècle, connaître leur carrière, leurs réseaux, leurs publics, les différentes éditions de leurs écrits, l’impact de ceux-ci, les lieux où ils avaient été imprimés, puis reliés. Car un livre, pour Jean-Paul, était une œuvre d’art, par le choix du papier, des caractères, par la reliure. Homme des livres, héritier d’une civilisation du livre, poète lui-même, mais ayant très tôt pris congé de sa propre poésie, en réunissant ses vers dans le Journal d’une trahison (Seghers, 1963), il avait rassemblé une Bibliothèque poétique d’une richesse et d’une variété incomparables, dont les premiers volumes ont paru il y a quarante ans, les derniers étant encore à paraître aux Editions Droz.
Mais un livre, pour Jean-Paul, n’était pas seulement objet de délectation. Il y voyait une des plus hautes manifestations de l’esprit humain, un moyen d’élargir nos connaissances, d’enrichir notre esprit, d’ouvrir notre âme à de nouvelles émotions. Parfois, l’effet d’un livre ne se limite pas aux rayonnements des idées, un livre peut devenir une arme. à preuve les écrits du temps des guerres de religion, une époque à laquelle Jean-Paul a porté une attention particulière. Elle s’est traduite, entre autre, par une grande exposition au Musée international de la Réforme, à Genève, La parole et les armes. Et c’est à ce même musée qu’il a donné plusieurs centaines de volumes, afin que les recherches et la réflexion sur cette période, cruciale dans l’histoire de sa cité, puissent être continuées ; de même qu’ il voulait encourager l’étude de la Renaissance italienne en léguant à l’université de Genève un ensemble unique de volumes de poésie et en créant une revue, Italiques.
L’autre passion de Jean-Paul, celle pour les arts premiers, est connue de tout le monde . Il la partageait avec Monique, son épouse, fille de Josef Mueller (1887 – 1977), un des tout premiers collectionneurs de « fétiches », comme il disait lui-même, dès le début du XXe siècle. Monique vient de consacrer un livre très émouvant à son père et on comprend mieux ce qu’il fallait d’audace à l’époque pour considérer les civilisations africaines et océaniennes comme l’équivalent de la Grèce et de Rome. Cette passion commune a conduit Jean-Paul à joindre, à partir de 1985, le nom de Monique au sien. Désormais on ne parlait plus que des Barbier-Mueller. Ce sont eux qui ont ouvert, en 1977, le Musée Barbier-Mueller, à Genève, qui avec l’aide de Laurence Mattet, ont organisé plus de soixante-quinze expositions, dont il reste d’inestimables catalogues, sans parler de la revue Arts et Cultures, aussi précieuse aux chercheurs qu’aux amateurs. Jamais, toutefois, les autorités genevoises n’ont honoré de leur présence l’ouverture d’une de ces expositions et Jean-Paul aimait à rappeler, en riant, le souvenir du chevalier de Boufflers qui disait que Genève était une ville triste, ne manquant pourtant ni d’argent ni d’esprit, mais que l’on ne se servait ni de l’un ni de l’autre.
Les autorités françaises, en revanche, ont tout fait pour que soient accueillis et exposés comme il se doit, les dons faits au musée du quai Branly-Jacques Chirac. C’est rappeler une évidence que de répéter une fois de plus que sans la générosité des Barbier-Mueller, ce musée ne serait de loin pas ce qu’il est aujourd’hui. Stéphane Martin n’a pas manqué de le souligner au moment où nous avons pris congé de Jean-Paul en la cathédrale de Genève, le 4 janvier 2017. Congé ? Pas vraiment. À Monique, aux enfants et aux petits-enfants de Jean-Paul, qui tous poursuivent son œuvre, nous voudrions dire que l’exemple d’un collectionneur hors pair, d’un amateur et d’un érudit habité par la passion de transmettre, d’un convive d’une élégance d’un autre monde ne nous quittera pas et qu’Artpassions restera fidèle à sa mémoire.
Robert Kopp