L’ancêtre des festivals d’été se porte bien. Le Catalan Pablo Casals l’avait fondé en 1950, du côté français des Pyrénées, mais tout près de la frontière espagnole, pour protester contre la dictature de Franco tout en restant proche de sa patrie. Il avait découvert, au-dessus de Prades, une abbaye à moitié abandonnée, Saint-Michel de Cuxa, un de ces chefs-d’œuvre de l’architecture romane dont est riche le département des Pyrénées-Orientales. Et là, jusqu’à sa mort, en 1973, ce violoncelliste, auquel on ne peut comparer, pour le génie comme pour l’engagement humaniste, que Rostropovitch, réunissait l’élite des instrumentistes européens, pour des soirées de musique de chambre sous les voûtes nues de l’église. C’est lui le premier qui tira de l’oubli les Suites de Jean-Sébastien Bach que Rostropovitch irait jouer devant le mur abattu de Berlin.
Le festival a survécu à son fondateur et, cette année encore, tenu tête à la vulgarité des plages et des saucisses arrosées de Ricard. Du cloître en marbre rose de Saint-Michel de Cuxa, il ne reste que la moitié, l’autre ayant été vendue, entre les deux guerres, aux Américains, qui l’ont remontée dans les « Cloisters », le musée du Moyen Âge installé au nord de Manhattan. Les vandales (j’entends par là les Français qui ont bradé ce trésor) n’ont pas touché à l’église elle-même, pur joyau, en son dépouillement austère, de la fin du Xe siècle. Le seul ornement en est un ange baroque, cuirassé, doré et flamboyant, suspendu au mur du transept. Brandissant son épée comme un chef d’orchestre son bâton, il veille à la bonne marche du concert.
L’Ange de feu : c’est le titre d’un opéra de Prokofiev. Ce soir-là, 2 août, six instrumentistes jouaient de ce compositeur l’Ouverture sur des thèmes juifs. Humour, poésie et déchirante tristesse sont associés dans un motif donné par la clarinette. De la part de Prokofiev, c’était un acte de courage, que d’offrir à un pays profondément antisémite un tel écho de la mélancolie et de la gaieté du peuple juif. Voilà un choix, de la part des organisateurs du festival, qui est fidèle à l’esprit de résistance incarné par Casals. Notre ami le regretté Jacques Chessex eût apprécié cet appel à combattre le racisme ordinaire.
Après un rare et beau sextuor d’Ernst Dohnanyi, ce fut un grand classique, l’admirable quintette pour piano et cordes de Chostakovitch. En apparence, rien de plus contraire à la grandeur sévère de l’abbaye, que cette musique ardente, torturée, paroxystique, traversée de grimaces et de sarcasmes qui soulignent l’effroyable danger qui pesait sur le compositeur. 1940 : il était encore sous le coup de la condamnation de son opéra par Staline. On l’accusait de « relents petits-bourgeois », dans ses œuvres on dénonçait du « galimatias contre-révolutionnaire ». Surveillé par la police, il craignait chaque nuit d’être arrêté. Le quintette reflète à la fois l’absurdité de ces accusations, l’épouvante de vivre sous une telle menace et l’indomptable volonté de ne pas céder à l’intimidation. C’est donc une œuvre de résistance, elle aussi, une œuvre qui s’inscrit dans la ligne indiquée par Casals.
Et même, pouvait-on se dire, dans la ligne ouverte par les architectes de Saint-Michel de Cuxa. L’abbaye fut construite dans un siècle où le christianisme n’était pas sûr de sa victoire. La tour carrée, massive, les murs épais, la façon rude de joindre les pierres, la rigidité solennelle de l’édifice exempt de toute fioriture ou décoration, font penser à une forteresse décidée à ne pas se rendre. Les moines étaient alors des soldats. Et qu’est-ce que la grande musique, sinon une protestation passionnée, opiniâtre, contre tout ce qui tend à asservir ? Les dictatures politiques ont disparu de l’Europe, mais pour être remplacées par celles de l’argent, de la consommation, de la bêtise. Là-haut, au pied des Pyrénées, six instrumentistes pour Prokofiev, cinq pour Chostakovitch, maintenaient haute la flamme de l’esprit.