La collection Morozov

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L'exposition de la collection Morozov à Paris, évènement pictural de l'année, montre, après l'exposition Chtoukine il y a quatre ans, l'exceptionnel engagement en faveur de l'art moderne des grands amateurs et mécènes russes du début du vingtième siècle.   Après l'exposition Chtoukine, l'exposition Morozov a renouvelé notre émerveillement devant ces hommes d'affaires russes, immensément riches, qui étaient aussi les amateurs d'art et les mécènes les plus éclairés que le monde ait jamais connus. Ils raflèrent à Paris, avant la guerre de 1914, des centaines de tableaux impressionnistes et post-impressionnistes, à l'époque où ceux-ci étaient ignorés ou méprisés en France. C'était faire preuve d'une clairvoyance et d'un courage exceptionnels, car cette peinture, alors, loin d'être devenue "classique" et l'objet de l'admiration universelle, suscitait l'incompréhension des amateurs et les quolibets des bourgeois. La collection Morozov, aujourd'hui répartie entre l'Ermitage de Saint-Pétersbourg et le musée Pouchkine de Moscou, est ici de nouveau réunie pour la première fois, bien que tous les tableaux n'aient pas fait le voyage. Elle comprenait quelque trois cents œuvres françaises des années 187O-1910, et autant d'œuvres de l'avant-garde russe. Chtoukine et Morozov (des tribus de Vieux-Croyants en réalité, à qui leur émargination de la société donnait cette ouverture d'esprit qui est le privilège des minorités) étaient d'un goût presque infaillible. Ils avaient en commun sept ou huit passions : Monet, Sisley, Renoir, Cézanne, Gauguin, Marquet, Matisse - et Maurice Denis, hélas, dont les mièvres sucrerie érotico-symbolistes les ont mystifiés. Manet, initiateur de la modernité, leur a échappé. Les Chtoukine...

L’exposition de la collection Morozov à Paris, évènement pictural de l’année, montre, après l’exposition Chtoukine il y a quatre ans, l’exceptionnel engagement en faveur de l’art moderne des grands amateurs et mécènes russes du début du vingtième siècle.

 

Après l’exposition Chtoukine, l’exposition Morozov a renouvelé notre émerveillement devant ces hommes d’affaires russes, immensément riches, qui étaient aussi les amateurs d’art et les mécènes les plus éclairés que le monde ait jamais connus. Ils raflèrent à Paris, avant la guerre de 1914, des centaines de tableaux impressionnistes et post-impressionnistes, à l’époque où ceux-ci étaient ignorés ou méprisés en France. C’était faire preuve d’une clairvoyance et d’un courage exceptionnels, car cette peinture, alors, loin d’être devenue « classique » et l’objet de l’admiration universelle, suscitait l’incompréhension des amateurs et les quolibets des bourgeois.

La collection Morozov, aujourd’hui répartie entre l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et le musée Pouchkine de Moscou, est ici de nouveau réunie pour la première fois, bien que tous les tableaux n’aient pas fait le voyage. Elle comprenait quelque trois cents œuvres françaises des années 187O-1910, et autant d’œuvres de l’avant-garde russe.

Chtoukine et Morozov (des tribus de Vieux-Croyants en réalité, à qui leur émargination de la société donnait cette ouverture d’esprit qui est le privilège des minorités) étaient d’un goût presque infaillible. Ils avaient en commun sept ou huit passions : Monet, Sisley, Renoir, Cézanne, Gauguin, Marquet, Matisse – et Maurice Denis, hélas, dont les mièvres sucrerie érotico-symbolistes les ont mystifiés. Manet, initiateur de la modernité, leur a échappé. Les Chtoukine n’en avaient aucun, les Morozov un seul, l’étonnant profil de bonhomme en blouse bleue et casquette à trois ponts, petits yeux enfoncés dans de grosses joues (Le Bouchon). Ivan Morozov renonça à acquérir Un bar aux Folies Bergère (aujourd’hui à Londres), qu’il jugeait trop démonstratif.

Cézanne. Dix-huit toiles, dont Ivan Morozov, après la mort du maître, acquit la plupart au Salon d’Automne de Paris de 1907. La comparaison de deux Montagne Sainte-Victoire, peintes à vingt ans d’intervalle, aide à comprendre pourquoi ce sujet (peint en trente-huit versions !) a peu à peu passionné le peintre. La version de 1878 présente la montagne de loin, à l’arrière-plan de la campagne aixoise, comme un élément simplement décoratif. La version de 1898 en présente une vue rapprochée : ce n’est plus, placé sous l’œil du spectateur, qu’un gros plan de cône minéral, de bloc pétrifié, réduit à sa structure. Les autres paysages sont ramenés aussi à une pure essence : Le Jas de Bouffan, Le Pont sur la Marne à Créteil, le Bord de Marne, le Paysage bleu, et surtout Le Grand Pin, qui semble sculpté dans la nature, comme une statue de bois, tel un totem dont la dizaine de bras magiques s’étendent à l’horizontale. Ivan Morozov montra son éclectisme en achetant aussi des natures mortes de Cézanne, et des portraits, dont un Homme à la pipe et un Autoportrait à la casquette, que les organisateurs de l’exposition ont eu l’heureuse idée d’installer à côté de portraits contemporains de l’école russe qui semblent directement inspirés de Cézanne, une très belle toile de Mikhaïl Vroubel et de saisissants portraits à pâte épaisse, bruts, massifs, d’Ilia Machkov et de Piotr Kontchalovski. Ces deux derniers se déclaraient eux-mêmes « cézannistes ».

Gauguin. Mikhaïl Morozov acheta à Paris dès 1900 les premières toiles de ce peintre à entrer en Russie. Son frère Ivan compléta la collection : treize tableaux, datant de la période tahitienne, treize incarnations du rêve d’exotisme des deux frères.

Matisse. Onze tableaux. L’éblouissement. De La Bouteille de Schiedam, sombre, encore influencée par Chardin, jusqu’à la fête de couleurs de la maturité, on suit toute l’évolution du peintre, dont le génie n’a jamais mieux éclaté que dans le Triptyque marocain, peint à Tanger en 1912, trois tableaux qui essaient les formes géométriques les plus variées, et que dominent les fluctuations d’un bleu de plus en plus intense. Sont exposés côte à côte la nature morte intitulée Fruits et bronze et le portrait qu’a fait le peintre russe Valentin Serov d’Ivan Morozov assis, satisfait et repu, devant ce même tableau dont on reconnaît dans son large dos trapu les coupes de fruits et le vase bleuté.

Morozov était de goût plus « prudent », moins « moderne » que son rival, si cette expression a un sens. La Musique et La Danse de Matisse, considérés aujourd’hui comme les chefs-d’œuvre du peintre, lui paraissaient des « exagérations ». Il les céda à Chtoukine. Tandis que celui-ci acquérait cinquante et un Picasso, dont beaucoup de la période cubiste, Morozov n’en acheta que trois. Mais quels trois ! Arlequin et sa compagne, de 1901 (deux saltimbanques, affalés devant des verres d’alcool), L’Acrobate à la boule, de 1905 (chef-d’œuvre de la période rose, une frêle fillette debout sur un ballon et un massif lutteur assis sur un cube, dans un contrepoint de lignes et de couleurs sur un fond de paysage réduit à quelques bandes pâles), et le célèbre portrait d’Ambroise Vollard de 1910, décomposé en facettes.

Complètement absent chez Chtoukine, Bonnard occupe une place de choix chez Morozov. Ce sera pour beaucoup une des révélations de l’exposition, car au lieu des petits formats et des couleurs pleines auxquelles nous sommes habitués, Bonnard a peint pour l’hôtel des Morozov d’immenses panneaux dont les teintes pâles donnent de la profondeur et de la luminosité à l’escalier. Contrairement à Matisse, Bonnard n’est jamais venu à Moscou, mais on lui avait communiqué les mesures des murs à décorer. Le triptyque La Méditerranée, trois huiles sur toile longilignes hautes de 4m, complété par deux tableaux monumentaux, Le Printemps et L’Automne, carrés de 3m50 de côté, apportait dans ce sombre intérieur russe la caresse tendre d’un doux soleil de fin d’après-midi. À noter, dans la même veine festive mais beaucoup plus exubérants, deux allégories du peu connu Ker-Xavier Roussel, Le Triomphe de Cérès et Le Triomphe de Bacchus.

Reste Van Gogh, assez peu représenté en Russie. Chtoukine possédait quatre Van Gogh, non des plus significatifs, Morozov cinq, de premier ordre. Mais pourquoi un seul est-il venu à Paris ? Il faut dire que ce seul est le clou de l’entière exposition. Anne Baldassari, commissaire général et auteur de la plupart des essais de l’épais catalogue, souligne ce que doit La Ronde des prisonniers, peinte à la suite de l’épisode de l’oreille coupée et de l’internement à l’asile psychiatrique de Saint-Rémy-de-Provence, à l’expérience traumatisante de l’enfermement avec des aliénés. Le tableau les montre tournant en rond entre les hauts murs d’une sorte d’aquarium bleu-verdâtre, pauvres hères accablés sous le poids de la claustration physique et psychique. Le désespoir n’a jamais été exprimé d’une façon plus poignante.

Mais pourquoi, peut-on se demander, Ivan Morozov a-t-il acheté précisément ce tableau, unique dans la production de Van Gogh par sa charge sociale ? C’est que le spectacle de reclus aura évoqué pour un Russe les prisons et les camps  politiques russes, dont Dostoïevski avait fait une peinture inoubliable dans Souvenirs de la maison des morts. Aujourd’hui, ce morne quart d’heure de récréation accordé à des emmurés vivants pourrait servir d’illustration à un goulag stalinien.

DOMINIQUE FERNANDEZ

 

Fondation Louis Vuitton, du 22 septembre 2021 au 22 février 2022

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