Les œuvres les plus remarquables de la TEFAF cette année s’observent peut-être au royaume de la pierre, du marbre et du bronze. Savamment éclairée, miroitante, isolée sur son piédestal quand les tableaux s’alignent et parfois s’effacent sur les murs, la sculpture dans les foires et les salons fait toujours son effet, mais elle est généralement le parent pauvre de la peinture. Cette année, pourtant, la mode s’est inversée et la moisson de sculptures qu’offre la TEFAF est assez exceptionnelle : on en voudra pour preuve le fait que deux galeries différentes proposent chacune une œuvre du plus grand sculpteur du XVIIe siècle, Gian Lorenzo Bernini, le Bernin. Ce sont nécessairement des chefs d’œuvres : de rareté d’abord, car des œuvres du prince de la sculpture ne se rencontrent pas souvent hors des églises et des musées, mais avant tout chefs-d’œuvre de virtuosité : l’un est un buste, un portrait, genre dans lequel Bernin excella, l’autre un bronze, et c’est cette sculpture-ci qui est la plus étonnante. Le buste de gentilhomme
(inconnu) a tout ce que l’on peut exiger de l’art du Bernin, dans cet équilibre parfait entre observation réaliste du modèle et idéalisation, mais sans l’emphase et la rhétorique de drapés que le sculpteur italien s’appliqua à insuffler aux effigies de ses plus grands commanditaires, Scipion Borghèse ou Louis XIV. Ce buste a été exposé au Getty il y a quelques années. Le bronze est, lui, plus vivant, avec sa patine si étrange qui le fait confondre avec de la terre cuite au premier abord. C’est une réduction de la grande statue de marbre ornant la tombe de la comtesse Mathilde de Canossa à Saint-Pierre de Rome. Ses drapés sinueux rendus d’autant plus élégants par les teintes cuivrées et l’aspect rugueux du bronze non décapé se contemplent à la galerie Carlo Orsi.
Non loin de là, il faut aller voir la sculpture germanique du Moyen Age et de la Renaissance, expressive et colorée, aux profonds plis cassés, puis se rendre en pèlerinage chez Brimo de Laroussilhe pour marcher entre de magnifiques fragments de pierre du gothique français, aux grâces hiératiques et usés par l’histoire. On se croirait dans la salle lapidaire d’une cathédrale. Encore une fois, on a du mal à croire que tout cela est à vendre.
Enfin, faisons un bond dans le temps, la sculpture française du XIXe siècle triomphe chez le londonien Daniel Katz. Dans la pénombre se révèlent trois œuvres magistrales : une massive tête en marbre due à David d’Angers, un haut-relief étonnant de Gustave Doré
représentant D’Artagnan et la réplique autographe du monumental autoportrait de Jean Carriès, ce symboliste alchimiste de la matière à la fin du XIXe siècle, dont la première version, entièrement en cire, fait la gloire du musée du Petit Palais à Paris. En habit de travail, posant avec une sculpture dans la main qui crée une intrigante mise en abyme de son art, cette effigie est l’un des rares autoportraits sculptés en pied du XIXe siècle. C’est surtout un testament artistique, l’image figée et signifiante que fixa au soir de sa courte vie Carriès (il meurt à trente-neuf ans en 1894), ce sculpteur atypique qui préférait la cire et le grès à la pierre et aimait s’aventurer dans le domaine de l’étrange, de Wagner, des sorcières, des crapauds et des fées.
Ainsi, pour chaque époque, le collectionneur fortuné ou le simple amateur trouvera son compte. Nous avons oublié le XVIIIe siècle : un rare bas-relief de John Flaxman, le grand sculpteur néoclassique britannique à la ligne pure et primitive, retiendra les regards par ses contours géométriques simplifiés à l’extrême, un tracé laconique tempéré par les modulations de la lumière sur sa surface en léger relief. Encore un chef-d’œuvre, ici de douceur et de retenue.
Outre la sculpture, l’art moderne est bien présent lui aussi : on remarque sur les différents stands des galeries plusieurs Léger, des années vingt et de la fin de sa vie, un certain nombre de Miro, surtout des œuvres sur papier, un Bacon des années 1980 jaune acidulé chez Marlborough, des Picasso par ci par là, un Klee caché au fond d’une galerie, une tête de Jawlensky, plusieurs Nolde et Kirchner chez un marchand allemand et, chez le parisien Trigano, une petite exposition intitulée « Féminin/féminin », contrecoup féministe à l’exposition virile du musée d’Orsay, surfant sur l’onde de la polémique qu’elle suscita et sur celle du débat sur le « genre ». On y voit surtout des œuvres d’art contemporain hyper colorées mais également, à l’entrée, un petit portrait féminin par Eugène Carrière, vaporeux et quasi monochrome comme de coutume, et une œuvre qui détone dans cette section de la foire dédiée à l’art du XXe siècle : un grand et très beau tableau de Pierre Puvis de Chavannes. On revient au XIXe siècle mais, après tout, la TEFAF est la grande foire de l’art dit ancien. Comme voilée, silencieuse et mystérieuse, cette toile semble presque un grand dessin rehaussé de traits de charbons, animé par des bruns mouvants, habité par des figures tantôt estompées tantôt découpées, toujours pensives et statufiées. C’est une œuvre à mi-chemin entre la vieille fresque italienne et les Préraphaélites anglais. Cet assez grand format est préparatoire à l’une des œuvres les plus importantes du peintre : la Décollation de saint Jean-Baptiste conservée à la National Gallery de Londres.