Est-ce encore vrai ? Une des belles légendes poétiques de Paris est-elle en voie de disparition ? Pour relier la Cour carrée du Louvre au palais Mazarin, sous la coupole duquel Bonaparte venait d’installer l’Académie française, on décida, en 1801, de lancer au-dessus de la Seine une passerelle. Les deux édifices (bâtis tous deux par le grand architecte Louis Le Vau) étant consacrés aux Beaux-Arts et aux Belles-Lettres, on donnerait à cette passerelle le nom générique de « pont des Arts ». L’ouvrage serait en fonte, premier exemple de pont métallique en France. Il causerait moins de dépense qu’un ouvrage en pierre. L’ancien officier d’artillerie qu’était Bonaparte encouragea ce choix d’une technologie inédite. Dessiné par l’ingénieur Louis-Alexandre de Cessart, le pont des Arts se distingue de tous les autres ponts de Paris par ses matériaux légers, sa structure maigre, son tablier plat, rigoureusement horizontal, son profil filiforme, son élégance. Il fallut surélever de quelques marches la passerelle au-dessus du niveau des quais afin de permettre aux bateaux de passer, ce qui eut pour effet de l’interdire aux voitures et d’en faire un lieu de promenade pour les piétons. C’est le seul pont piétonnier de Paris. À l’origine, on y installa des orangers en caisse, des tables et des bancs ; un droit de péage d’un sou était réclamé ; le succès fut tel qu’en 1804, année de l’ouverture du pont, 64 000 passages furent dénombrés. Puis on a ôté les orangers en caisse et les tables, mais laissé les bancs. Peu à peu, la passerelle est devenue un des endroits de Paris les plus fréquentés. Aujourd’hui, les jeunes n’utilisent plus les bancs, mais s’assoient ou se couchent par terre, seuls ou en bandes. Ils jouent de la guitare, chantent, pique-niquent, se bécotent ou se contentent de rêver. La passerelle a un pouvoir spécial d’attraction sur les couples d’amoureux.
Ce n’est pas tout. La rambarde du pont est faite d’un fin réseau de fils métalliques. Les amoureux en question avaient pris l’habitude charmante d’accrocher à ce treillis un cadenas dont ils jetaient la clef dans le fleuve : façon de « cadenasser » leur amour, en proclamant qu’il serait éternel. On peut sourire de la naïveté de ce geste, mais admirer aussi qu’il y ait encore assez de romantiques pour croire à la pérennité de leur engagement. Il y avait des milliers de ces cadenas, scintillant dans la lumière et faisant au pont une parure de fête, jusqu’à une date récente.
Que s’est-il passé ? J’ai constaté l’autre jour qu’on avait remplacé certains panneaux de la rambarde (et donc jeté à l’eau les cadenas) par des plaques de verre d’un effet très laid ; sur d’autres panneaux, on avait posé des planches de carton renforcé, en sorte qu’il soit impossible d’accrocher de nouveaux cadenas. Bref, il semble que soit en train une opération visant à éliminer les cadenas existants et à interdire qu’on en mette d’autres. Pourquoi cet acte d’une brutalité inouïe contre l’amour ? L’accumulation des cadenas provoquerait un tel surcroît pondéral, que la sécurité de la passerelle serait compromise. L’ouvrage risquerait de s’effondrer. Telle est l’explication officielle. Mais j’en soupçonne une autre, plus sournoise et perfide. En ces temps de retour à l’ordre moral que nous vivons, les jeunes sont pointés du doigt, et l’amour lui-même est devenu suspect. Halte à cet étalage d’un sentiment par nature subversif ! Le pont des Arts aura beaucoup perdu, quand le dernier cadenas aura disparu, quand la dernière illusion sera noyée dans les eaux boueuses du fleuve. Plaise au dieu Éros qu’une telle impiété n’arrive jamais, et que les symboles de sa puissance continuent à scintiller entre la Cour carrée du Louvre et la coupole de l’Académie française ! Ces deux magnifiques mais sévères édifices étaient transfigurés par le miroitement de ces milliers de cadenas proclamant qu’au-dessus des belles-lettres, au-dessus des beaux-arts, ce qu’il y a de plus beau au monde est l’amour.