Michel Leiris : Portrait de l’écrivain en torero

André Masson
Le jet de sang, 1936
Centre Pompidou, Musée national
d’art moderne, Paris
© Adagp, Paris 2014
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.
RMN-Grand Palais / Droits réservés
André Masson Le jet de sang, 1936 Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris © Adagp, Paris 2014 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Droits réservés
Ami de Masson, Bataille, Picasso, Sartre, Giacometti, Bacon, fasciné par les secrets de l’Afrique noire et la magie des rites vaudou, ébloui par la révolution cubaine et la Chine de Mao, Michel Leiris (1901-1990) a participé à toutes les aventures intellectuelles et artistiques du XXe siècle, du Surréalisme au Collège de sociologie, des combats anticolonialistes et antiracistes aux mouvements pour les droits de l’homme. Mais ce qui a le plus profondément marqué son travail, c’est « la valeur exemplaire », « le spectacle révélateur » de la corrida. Toute sa vie il s’est contemplé dans le miroir des courses.   Robert Kopp C’est le 22 février 1926 que Leiris a assisté, à Fréjus, en compagnie de Picasso, à sa première corrida. Dès le mois suivant, il transpose dans Grande fuite de neige cette « vilaine mascarade », dont il a été « le témoin ébloui malgré tout ». Le spectacle le séduit parce qu’il lui parle de lui-même. Pour Leiris, la corrida est « l’un de ces faits révélateurs qui nous éclairent sur certaines parties obscures de nous-mêmes dans la mesure où ils agissent par une sorte de sympathie ou ressemblance, et dont la puissance émotive tient à ce qu’ils sont des miroirs qui recèlent, objectivée déjà et comme préfigurée, l’image même de notre émotion ». Idées reprises et développées dix ans plus tard dans Tauromachies,  puis Miroir de la tauromachie, deux textes illustrés par André Masson, et enfin dans l’introduction à la deuxième édition son autobiographie, L’Age d’homme, en 1946, qui s’ouvre un des textes les...

Ami de Masson, Bataille, Picasso, Sartre, Giacometti, Bacon, fasciné par les secrets de l’Afrique noire et la magie des rites vaudou, ébloui par la révolution cubaine et la Chine de Mao, Michel Leiris (1901-1990) a participé à toutes les aventures intellectuelles et artistiques du XXe siècle, du Surréalisme au Collège de sociologie, des combats anticolonialistes et antiracistes aux mouvements pour les droits de l’homme. Mais ce qui a le plus profondément marqué son travail, c’est « la valeur exemplaire », « le spectacle révélateur » de la corrida. Toute sa vie il s’est contemplé dans le miroir des courses.

 

Robert Kopp
Robert Kopp

C’est le 22 février 1926 que Leiris a assisté, à Fréjus, en compagnie de Picasso, à sa première corrida. Dès le mois suivant, il transpose dans Grande fuite de neige cette « vilaine mascarade », dont il a été « le témoin ébloui malgré tout ». Le spectacle le séduit parce qu’il lui parle de lui-même. Pour Leiris, la corrida est « l’un de ces faits révélateurs qui nous éclairent sur certaines parties obscures de nous-mêmes dans la mesure où ils agissent par une sorte de sympathie ou ressemblance, et dont la puissance émotive tient à ce qu’ils sont des miroirs qui recèlent, objectivée déjà et comme préfigurée, l’image même de notre émotion ». Idées reprises et développées dix ans plus tard dans Tauromachies,  puis Miroir de la tauromachie, deux textes illustrés par André Masson, et enfin dans l’introduction à la deuxième édition son autobiographie, L’Age d’homme, en 1946, qui s’ouvre un des textes les plus célèbres de l’auteur : « De la littérature considérée comme une tauromachie ».

À travers l’ « érotisme sacrificiel » de la corrida, Leiris tente d’approcher au plus près les mystères de la relation et de la joute amoureuse, son rapport avec la mort et sa participation au sacré. Préoccupations qu’il partage avec les surréalistes qu’il avait rejoints aux alentours de sa vingtième année et avec lesquels il faisait équipe jusqu’en 1929. Trop jeune pour être mobilisé comme Breton, Aragon ou Drieu la Rochelle, il avait échappé au traumatisme de la guerre, mais  participait pleinement aux expériences des années folles : déambulations diurnes et nocturnes, alcool, drogues, jazz, occultisme, alchimie, rites d’initiation, art nègre, ballets russes, psychanalyse, récits de rêves, peinture dite abstraite, musique moderne.

André Masson Le jet de sang, 1936 Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris © Adagp, Paris 2014 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Droits réservés
André Masson
Le jet de sang, 1936
Centre Pompidou, Musée national
d’art moderne, Paris
© Adagp, Paris 2014
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.
RMN-Grand Palais / Droits réservés

Michel Leiris est l’un des piliers de l’atelier d’André Masson, « vrai lieu initiatique », situé au 45 de la rue Blomet. Il y côtoie Miró, Dubuffet, Artaud, Limbour, Salacrou, mais aussi Hemmingway et Gertrud Stein, avant d’y rencontrer Breton et Aragon. Mais il est un autre groupe, dont la fréquentation sera aussi déterminante pour sa carrière. Les « dimanches de Boulogne » des Leiris. On y trouvait Juan Gris, Jacques Lipchitz, André Beaudin, Éric Satie, Max Jacob, Charles-Albert Cingria, André et Clara Malraux, Tristan Tzara et beaucoup d’autres représentants des avant-gardes artistiques, littéraires, musicales.

Daniel-Henri et Lucie Kahnweiler avait passé la guerre en Suisse, auprès de leurs amis collectionneurs Hermann et Margrit Rupf. Les œuvres de leur galerie, ouverte en 1907 et riche en œuvres cubistes, ainsi que leurs biens, avaient été séquestrés comme appartenant à l’ « ennemi », et vendus aux enchères en 1921 et 1923. Mais dès 1920, le couple avait repris ses activités sous le nom de leur associé André Simon. Ils avaient auprès d’eux Louise Godon, qu’ils faisaient passer pour la sœur de Lucie, alors qu’elle était en réalité la fille naturelle de Lucie. C’est elle que Leiris avait vainement demandée en mariage en 1924 et épousée deux ans plus tard. Désormais, l’écrivain était à l’abri de tout souci matériel et pouvait se consacrer en toute liberté à son œuvre.

Au compagnonnage avec les surréalistes orthodoxes emmenés par Breton, il devait bientôt préférer celui des surréalistes dissidents, regroupés autour de Georges Henri Rivière, Carl Einstein et Georges Bataille, animant la revue Documents, que finançait  le marchand d’art Georges Wildenstein. Leiris occupe le poste de secrétaire de rédaction, trouvant ainsi, à vingt-huit ans, son premier emploi stable. C’est à Documents qu’il fait la connaissance de Marcel Griaule, qui conforte l’écrivain dans sa volonté de se lancer dans une carrière d’ethnographe.

Grâce à l’appui de G.-H. Rivière, depuis 1929 sous-directeur du musée d’Ethnographie du Trocadéro, Leiris est officiellement engagé par Griaule comme secrétaire-archiviste et comme enquêteur en ethnographie religieuse chargé plus spécialement des sociétés et rituels initiatique de la très officielle mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti, financée par le ministère des Colonies. Il s’agissait, au moment où s’ouvrait à Paris l’Exposition coloniale, de traverser l’Afrique subsaharienne d’ouest en est, et de faire un inventaire détaillé – avant qu’elles ne disparaissent – des différentes civilisations et leurs structures sociales, de leurs pratiques religieuses, de leurs langues et leurs coutumes, telles qu’elles étaient encore présentes et en partie vivantes dans les territoires alors sous contrôle français.

De cette expérience qui, au cours de près de deux années, a conduit Leiris et ses collègues à travers le Soudan, le Mali, la Guinée, le Niger, le Cameroun, le Congo, l’Erythrée et l’Ethiopie, il a rapporté non seulement quantité d’objets, dont beaucoup se trouvent désormais au musée du  quai Branly, mais aussi l’un de livres les plus novateurs de l’ethnographie moderne, L’Afrique fantôme, à mi-chemin entre le journal de terrain et le journal intime, et qui a été très mal accueilli par la profession au moment de sa première publication, en 1934, d’autant les bonnes feuilles avaient paru dans la revue surréaliste Minotaure et dans la très littéraire Nouvelle Revue française. C’est dire que l’ambition de Leiris n’était pas de fournir un simple travail d’ethnographe, mais une réflexion sur la nature même des civilisations et sur les rapports souvent violents qu’elles entretiennent entre elles. Vingt ans avant Tristes Tropiques, le livre de Leiris est un plaidoyer pour le respect de l’Autre.

Dès son retour, Leiris entreprend la rédaction de L’Âge d’homme, premier volet d’une autobiographie qu’il poursuivra à travers Biffures, Fourbis, Fibrilles et Frêle bruit, réunis depuis 2003 en un imposant volume de la Bibliothèque de la Pléiade. Codirecteur du département d’Afrique noire au musée d’Ethnographie du Trocadéro dès 1935, Leiris sera trois ans plus tard, l’un des fondateurs du musée de l’Homme, dont on sait le rôle dans la Résistance contre l’occupant allemand. Il y conservera ses activités jusqu’à deux ans avant sa mort et lui lèguera ses archives d’ethnographe et d’ethnologue.

Mais une partie importante de son temps est réservée à son travail d’écrivain et de critique d’art. Si L’Afrique fantôme et L’Âge d’homme viennent d’être réunis dans un second volume de la Pléiade, les nombreux textes que Leiris a consacrés à Masson, à Picasso, à Miró, Wilfredo Lam, à Giacometti, à Bacon et à beaucoup d’autres, préfaces à des catalogues d’exposition (souvent de la galerie de sa femme), articles confiés à des revues, interviews données à la presse et à la radio attendent toujours d’être réunis.  Ils témoignent d’une attention exceptionnelle à la création contemporaine et vont de pair avec un engagement constant dans le combat contre le colonialisme et contre le racisme. Après la mort de Daniel-Henri Kahnweiler, Michel et Louise Leiris ont fait don de quelque quatre-vingt-dix peintures, trente sculptures, de quatre-vingt-cinq dessins et papiers collés de Bacon, Braque, Derain, Giacometti, Gris, Klee, Miró, Picasso, Vlaminck, ainsi que de trente œuvres d’art primitif aux musées nationaux. Les papiers de l’écrivain ont été légués à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet et sa fortune à Amnesty International, à la Fédération internationale de droits de l’homme et à la MRAP.

Robert Kopp

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