Gustave Moreau : rénovation réussie d’un sanctuaire

gustav
« Mon rêve serait de faire des iconostases plutôt que des peintures proprement dites.» Rien ne dit mieux l’ambition du plus important des symbolistes que ce propos rapporté par Joséphin Péladan. L’art, pour Gustave Moreau (1826-1898), a partie liée avec le sacré. Aussi le peintre rêvait-il pour ses tableaux d’un sanctuaire susceptible de les réunir tous. Ce sera la maison de l’artiste, son véritable chef-d’œuvre. Robert Kopp C’est en 1852 que son père, architecte de la Ville de Paris, achète pour son fils une petite maison sise au 14 de rue La Rochefoucault, à quelques pas de la place Saint-Georges et de l’église de Notre-Dame de Lorette, en plein cœur de ce qu’on appelait alors la Nouvelle Athènes. Une maison modeste, mais située dans un quartier élégant, né seulement dans les années 1820. On y trouve toute une série de villas néopalladiennes, qui lui donnent jusqu’aujourd’hui un aspect presque campagnard. Dans ce quartier neuf, les prix étaient moins élevés que du côté des Grands Boulevards ; de nombreux artistes étaient heureux d’en profiter. Delaroche, Couture, Géricault et Delacroix y habitèrent un temps, ainsi que George Sand et Chopin, Auber et Scribe, mais aussi Dumas père et les frères Goncourt. On y croisait Mlle Mars et Marie Dorval, les égéries de Victor Hugo et de Vigny. Ary Scheffer y avait son atelier, qui est devenu le Musée de la Vie romantique. Et Gavarni a fixé dans ses gravures les aspects pittoresques de ce campo santo, avec ses porteurs d’eau, ses mendiants...

« Mon rêve serait de faire des iconostases plutôt que des peintures proprement dites.» Rien ne dit mieux l’ambition du plus important des symbolistes que ce propos rapporté par Joséphin Péladan. L’art, pour Gustave Moreau (1826-1898), a partie liée avec le sacré. Aussi le peintre rêvait-il pour ses tableaux d’un sanctuaire susceptible de les réunir tous. Ce sera la maison de l’artiste, son véritable chef-d’œuvre.

Robert Kopp
Robert Kopp

C’est en 1852 que son père, architecte de la Ville de Paris, achète pour son fils une petite maison sise au 14 de rue La Rochefoucault, à quelques pas de la place Saint-Georges et de l’église de Notre-Dame de Lorette, en plein cœur de ce qu’on appelait alors la Nouvelle Athènes. Une maison modeste, mais située dans un quartier élégant, né seulement dans les années 1820. On y trouve toute une série de villas néopalladiennes, qui lui donnent jusqu’aujourd’hui un aspect presque campagnard. Dans ce quartier neuf, les prix étaient moins élevés que du côté des Grands Boulevards ; de nombreux artistes étaient heureux d’en profiter. Delaroche, Couture, Géricault et Delacroix y habitèrent un temps, ainsi que George Sand et Chopin, Auber et Scribe, mais aussi Dumas père et les frères Goncourt. On y croisait Mlle Mars et Marie Dorval, les égéries de Victor Hugo et de Vigny. Ary Scheffer y avait son atelier, qui est devenu le Musée de la Vie romantique. Et Gavarni a fixé dans ses gravures les aspects pittoresques de ce campo santo, avec ses porteurs d’eau, ses mendiants et ses lorettes.

Gustave Moreau y a passé toute sa vie, exception faite d’un Grand Tour de deux ans en Italie, qui lui a permis de s’imprégner des maîtres de la Renaissance, le Titien, Leonard de Vinci, Michel-Ange. Il avait appris son métier auprès de François-Edouard Picot (1786-1868), qui avait lui-même été un des élèves de David. Autant dire qu’il a reçu une formation des plus classiques. Parmi ses camarades d’atelier figurent Alexandre Cabanel (1823-1889), William Bouguereau (1825-1905) et Jean-Jacques Henner (1829-1905). Peintres académiques s’il en fut, ils ont tous remporté le Prix de Rome, contrairement à Moreau qui, après deux tentatives infructueuses, s’est retiré de la compétition et s’est progressivement affranchi de la tradition. Ce qui ne l’a pas empêché d’exposer régulièrement au Salon et de succéder, sur le tard, à son ami Elie Delaunay comme professeur chef d’atelier à l’École des beaux-arts, où il a parmi ses élèves Matisse, Manguin, Marquet, Rouault.

Une carrière honnête, mais modeste. Quelques amitiés solides, Fromentin, Chassériau, Puvis de Chavannes, Degas (qui a fait de lui un magnifique portrait). Mais une vie retirée, partagée entre sa mère et son amie Alexandrine Dureux. De tempérament profondément mélancolique, Gustave Moreau a toujours été hanté par la précarité et l’évanescence de la vie. Et par le désir de leur opposer quelque chose de pérenne. « Je pense à ma mort », note-t-il alors qu’il n’a que trente-six ans et qu’il vient de perdre son père, « et au sort de mes pauvres petits travaux et de toutes ces compositions que je prends la peine de réunir – séparées elles périssent, prises ensemble elles donnent un peu l’idée de ce que j’étais comme artiste et du milieu dans lequel je me plaisais de rêver. »

Moreau a donc jalousement gardé par devers lui et caché aux regards indiscrets une bonne partie de sa production. « Il était plus jaloux des deux cents toiles cachées dans son hôtel qu’un Khalife de ses femmes, et qu’enfin à les laisser voir, il cesserait aussitôt lui-même de s’y plaire », note Péladan dans le récit déjà cité, de sa visite au peintre, en 1885. Si l’idée d’un lieu réunissant sa production est ancienne, la réalisation de ce qui finira par être le musée Gustave Moreau ne commence qu’après la mort de la mère de l’artiste en 1884. Il fait alors transformer la maison par un jeune architecte, Albert Lafon, pour lui donner peu à peu l’aspect qu’elle a aujourd’hui. Il reprend bon nombre de ses toiles, les modifie, les agrandit, pour les faire entrer dans une composition d’ensemble. Il choisit lui-même les couleurs des murs et décide de l’accrochage en fonction de critères très précis. De nombreux dessins font d’ailleurs état de ses hésitations. Ainsi, lorsque Puvis de Chavannes, en 1882, l’incite à organiser une exposition personnelle dans une galerie parisienne, il pense placer Les Prétendants entre Tyrtée et Moïse en vue de la Terre promise, ôte ses sandales. Mais à l’opposition symbolique du poète et du prophète, il préfère finalement l’opposition entre la vieillesse (Tyrtée) et la jeunesse ; il remplace donc Moïse par le Retour des Argonautes. C’est ainsi que le triptyque est actuellement présenté. Quant à Moïse, il se trouve légèrement décalé sur le mur de droite où il est surmonté de la Promenade des Muses.

On l’aura compris rien que par les titres cités : Gustave Moreau puise son inspiration essentiellement dans la mythologie gréco-romaine et dans l’histoire religieuse, parfois dans les légendes médiévales ou nordiques. Sa peinture vise au grand genre. Les paysages, les natures mortes et les portraits sont rares. À l’époque où Nietzsche annonce la mort de Dieu, les symbolistes, qu’ils soient peintres ou poètes, essaient de renouer avec le sacré et ses mystères ; ils traquent ses manifestations à travers les religions et les croyances du monde entier. Ils deviennent les prêtres d’une nouvelle religion, celle de l’art.

Mais ce ne sont pas seulement les thèmes et les figures qui rappellent le monde des divinités évanouies et la vénération dont elles faisaient l’objet ; c’est aussi la manière de les peindre qui a quelque chose de religieux. Jupiter et Junon, Moïse et Salomé, Orphée et Narcisse sont traités comme des apparitions surnaturelles et présentés dans des châsses et des ostensoirs. Et l’ensemble des tableaux est présenté dans un lieu qui s’apparente à un temple. Comme la Maison d’un artiste des Goncourt ou l’appartement de des Esseintes dans À Rebours de Huysmans.

Ce temple, Gustave Moreau n’a pas eu le temps de l’achever. Il est mort en 1898. Mais il  avait chargé son exécuteur testamentaire, Henri Rupp, de mener les travaux à bonne fin et de réaliser le legs qu’il voulait faire de sa maison et de ses collections à l’État français. Et c’est ainsi que s’est ouvert, en 1903, le musée Gustave Moreau, Georges Rouault en étant le premier conservateur. Huit cent cinquante peintures, trois cent cinquante aquarelles, treize mille desseins, trois mille photographies, bref, les neuf dixièmes de l’œuvre de Moreau sont réunis dans ce lieu.

Au fil des ans, le musée s’est quelque peu endormi, le bâtiment a vieilli, des parties ont dû être fermées. Seuls les ateliers étaient restés accessibles. Jusqu’à ce que Geneviève Lacambre, dans les années 1990, restaure et rouvre les appartements du peintre situés au premier étage. Une dizaine d’années plus tard, ce fut le cabinet de réception du premier étage qui fut restauré ; en revanche, le rez-de-chaussée menaçait ruine et a dû être fermé jusqu’à ce que de très importants travaux fussent entrepris par l’actuelle conservatrice, Marie-Cécile Forest. Elle n’a pas seulement réussi à restaurer les parties condamnées, elle a également fait creuser dans le sous-sol un cabinet d’art graphique pour la consultation des innombrables dessins qui y sont conservés. Le résultat est spectaculaire, un nouveau musée est né, grâce à l’habileté des architectes et des conservateurs qui ont réussi à retrouver l’aspect qu’avait la maison – y compris les couleurs des murs – lors de son ouverture en 1903.

On comprend désormais l’éblouissement qui était celui d’André Breton lorsqu’en 1912, il pénétra pour la première fois dans ce lieu : « La découverte du musée Gustave Moreau, quand j’avais seize ans, a conditionné pour toujours ma façon d’aimer. La beauté, l’amour, c’est là même que j’en ai eu la révélation à travers quelques visages, quelques poses de femmes. Le « type » de ces femmes m’a probablement caché tous les autres ; ç’a été l’envoûtement complet. Les mythes, ici réattisés comme nulle part ailleurs ont dû jouer. Cette femme qui, presque sans changer d’aspect, est tour à tour Salomé, Hélène, Dalila, la Chimère, Sémélé, s’impose comme leur incarnation indistincte. Elle tire d’eux son prestige et fixe ainsi ses traits dans l’éternel. [… ] Ce musée, rien pour moi ne procède plus à la fois du temple tel qu’il devrait être et du « mauvais lieu » tel… qu’il pourrait être aussi. J’ai toujours rêvé d’y entrer la nuit par effraction, avec une lanterne. Surprendre ainsi la Fée au griffon dans l’ombre, capter les intersignes qui violettent des Prétendants à l’Apparition, à mi-distance de l’œil extérieur et de l’œil intérieur porté à l’incandescence. »

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed