Baselitz, peintre abstrait

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Le Centre Pompidou présente jusqu’au 7 mars 2022 une rétrospective de l’oeuvre de l’artiste allemand Georg Baselitz, reconnu comme l’un des grands peintres contemporains. De ses premières toiles dans le Berlin des années 1960 jusqu’à sa production plus récente, son oeuvre se révèle en tension permanente entre volonté figurative et tentation informelle. Georg Baselitz, aujourd’hui quatre-vingt-trois ans, fait partie, au même titre que Kiefer ou Hockney, de la catégorie rare des artistes de sa génération qui sont à la fois des peintres et des stars. Peintre car il sait tenir un pinceau et créer lui-même ses propres oeuvres, contrairement à Jeff Koons, Damien Hirst et autres Takashi Murakami. Star car il est, comme ces derniers, de ces artistes qui enflamment les cotes dans les maisons de vente à Londres, New York et Hong Kong, sont dorlotés par les grandes galeries internationales qui les représentent (Ropac dans le cas de Baselitz) et choyés par les musées, qui leur consacrent exposition sur exposition. Né en 1938 (sous le nom de Georg Kern), Baselitz est célèbre et reconnu par la critique, les institutions et le marché de l’art depuis les années 1980. À cette époque, alors qu’en France les peintres étaient encore tenus à distance du devant de la scène, toute acquise à l’art minimal, conceptuel ou pop, l’Allemagne a été la patrie d’un retour en force médiatique de la peinture figurative avec Baselitz, Kiefer ou encore Sigmar Polke (suivis plus tard par Néo Rauch). C’est ce qu’on a appelé le néo-expressionnisme allemand,...

Le Centre Pompidou présente jusqu’au 7 mars 2022 une rétrospective de l’oeuvre de l’artiste allemand Georg Baselitz, reconnu comme l’un des grands peintres contemporains. De ses premières toiles dans le Berlin des années 1960 jusqu’à sa production plus récente, son oeuvre se révèle en tension permanente entre volonté figurative et tentation informelle.

Georg Baselitz, aujourd’hui quatre-vingt-trois ans, fait partie, au même titre que Kiefer ou Hockney, de la catégorie rare des artistes de sa génération qui sont à la fois des peintres et des stars. Peintre car il sait tenir un pinceau et créer lui-même ses propres oeuvres, contrairement à Jeff Koons, Damien Hirst et autres Takashi Murakami. Star car il est, comme ces derniers, de ces artistes qui enflamment les cotes dans les maisons de vente à Londres, New York et Hong Kong, sont dorlotés par les grandes galeries internationales qui les représentent (Ropac dans le cas de Baselitz) et choyés par les musées, qui leur consacrent exposition sur exposition.

Né en 1938 (sous le nom de Georg Kern), Baselitz est célèbre et reconnu par la critique, les institutions et le marché de l’art depuis les années 1980. À cette époque, alors qu’en France les peintres étaient encore tenus à distance du devant de la scène, toute acquise à l’art minimal, conceptuel ou pop, l’Allemagne a été la patrie d’un retour en force médiatique de la peinture figurative avec Baselitz, Kiefer ou encore Sigmar Polke (suivis plus tard par Néo Rauch).

C’est ce qu’on a appelé le néo-expressionnisme allemand, dont les représentants ont aussi été qualifiés de « Nouveaux fauves » parce qu’ils pratiquaient une peinture expressive et violente, en réaction à la scène artistique du temps. Ce renouveau de la figuration dans les années 1980 n’a pas été une spécificité allemande : à la même époque apparaissaient des courants similaires dans d’autres pays, qui traduisaient un retour à la peinture, avec la Bad painting de Basquiat aux Etats-Unis mais aussi la Figuration libre en France et la Transavanguardia en Italie, moins médiatisés à l’époque.

Et aujourd’hui, alors que la figuration longtemps déconsidérée revient décidément en grâce, on fait de Baselitz, actif depuis la fin des années 1950, l’une des têtes de file de la peinture figurative de ces soixante dernières années. Or sa figuration est problématique. Toujours en tension, elle ne s’admet pas elle-même, lorgne vers l’abstraction, y cède souvent mais en le niant. En cela, sa peinture est bien de son temps, un temps qui n’aimait pas la peinture trop mimétique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui ont fait son succès si tôt, comme pour Kiefer. Baselitz est figuratif mais pas trop – et l’évolution de sa carrière, déroulée par l’exposition du Centre Pompidou, le démontre avec limpidité.

Né juste avant la guerre près de Dresde, marqué par les bombardements et par les horreurs du nazisme, Georg Baselitz grandit dans une Allemagne en ruines, du mauvais côté du rideau de fer. Il se fait renvoyer de l’École des beaux-arts de Berlin-Est pour « manque de maturité socio-politique », ses peintures ne collant pas au réalisme socialiste de mise. Nous sommes en 1957, le jeune homme passe alors à Berlin-ouest, puis voyage à travers l’Europe, en France et aux Pays-Bas, découvrant avec appétit les musées et la peinture d’avant-garde.

De retour dans son pays, c’est par le scandale que le peintre se fait connaître : en 1963, deux de ses toiles exposées dans une petite galerie berlinoise sont censurées et lui valent un procès pour atteinte aux bonnes moeurs. La plus célèbre, accrochée dans l’exposition parisienne, est un grand format montrant un enfant (ou un nain) aux traits d’adulte, avec un visage à la fois déformé et informe, presque brouillé, qui ressemble à un crâne. Chevelure dégarnie, bouche à peine visible qui parait être cousue, le nez comme une cavité, il tient dans sa main un pénis démesuré, dressé bien que mou. Le tout, intitulé La Grande Nuit foutue, est peint dans des tons terreux, verdâtre, saumon, beige, blanchâtre, jaunasse et brun, à larges coups de brosse, sur un fond noir et un sol de jus marrons.

À cette époque, celle des débuts, le sujet est encore central chez Baselitz – un seul sujet à vrai dire, le corps. À cette époque, Baselitz peint principalement des morceaux de corps. Des têtes, des pieds, des genoux… Ce sont des peintures torturées, réminiscentes de Géricault et Soutine, à la facture empâtée. Faites de nombreuses couches nerveusement accumulées les unes sur les autres, elles paraissent brossées avec hâte par une main anxieuse. Des oeuvres dérangeantes, sans charme, et un travail qui rappelle la boucherie autant que la peinture : il y a des membres coupés, des sexes tubulaires tels des plantes carnivores, des visages d’extraterrestres allongés comme des champignons, sans modelé, chauves et phalliques (Oberon, 1964), qui traduisent une noirceur toute germanique. Contrairement à celle des Français ou des Italiens, la peinture de Baselitz n’est pas une peinture de la joie.

Dès ces séries sur les parties du corps humain, la relation entre pur travail de la forme et signification de la représentation constitue, on le sent, un véritable problème pour l’artiste. La figure oui, mais déstructurée, la figure comme partie mais non comme tout, la figure comme pure chair et, par conséquent, comme pur motif. Et quand figure entière il y a, comme dans la série des ros exécutée en 1965 et 1966, celle-ci reste anecdotique. On comprend qu’elle n’est pas vraiment le sujet. Les Héros de Baselitz n’ont pas de personnalité, leur existence reste flasque : bien que massifs, ils ne semblent pas avoir d’épaisseur. C’est comme s’ils n’émergeaient jamais complètement de la trame picturale. Dans cette série comme dans les suivantes, les modèles de l’artiste n’ont aucune individualité. Ils sont, d’ailleurs, pratiquement toujours seuls sur la toile, n’accomplissant aucune action et ne jouant aucune scène. Pantins vides de substance ontologique, ils posent là pour le peintre, immobiles et un peu balourds, soumis à son pinceau scalpel. Pourtant ils sont là.

De cette caractéristique baselitzienne, on retrouvait déjà la prémisse dès 1963, dans La Grande Nuit foutue. Dans ce tableau, pourtant jeté au visage du spectateur avec force, les caractéristiques anatomiques ne s’émancipaient pas tout à fait du brassage informel de la peinture.

La technique de l’artiste, déjà évoquée, y est pour beaucoup. C’est celle, nerveuse, du fa presto, de la pochade. Il y a toujours cette sensation chez lui – on l’aime ou on ne l’aime pas – que le tableau a quelque chose d’inachevé, qu’il a été peint à la va-vite, même quand il fait deux mètres sur deux. Ce qui intéresse Baselitz, c’est la matière, c’est le geste, c’est le mélange des couleurs, toujours un peu sales – comme l’est son coup de pinceau -, c’est, enfin, l’organisation de l’espace. Pas l’espace virtuel qui reproduirait, en l’interprétant, l’espace réel ou mental mais l’espace bidimensionnel, plat, de la toile. Ce qui intéresse Baselitz c’est la peinture pour la peinture.

Malgré tout, l’artiste ne veut pas abandonner son répertoire figuratif (consistant principalement en des hommes, sa femme et des arbres). Comment faire ? Il commence par fracturer ses personnages, en 1967. Mais ça ne suffit pas et, en 1969, il a l’idée de retourner tête-bêche ses tableaux, choix qu’il n’abandonnera plus et pour lequel il est le plus connu, rendant ses tableaux immédiatement identifiables par le public.

Provocation ? Protestation ? Idée d’avant-garde pour se distinguer et apporter, lui aussi, son grain de sel à la modernité du XXe siècle, dans sa grande quête de l’autonomisation de l’art par rapport au réel et au sujet ? Rien de tout ça. D’après l’artiste, c’était la seule solution plastique capable de résoudre son grand problème : continuer à peindre en s’intéressant uniquement à la peinture sans pour autant tomber dans l’abstraction. « Pour moi, l’enjeu était de ne pas créer d’images anecdotiques, descriptives. Mais d’un autre côté, j’ai toujours détesté l’arbitraire nébuleux de la théorie de la peinture non figurative. Retourner le motif dans l’image ma donné la liberté de me confronter aux problèmes picturaux » déclara-t-il, ajoutant : « Peindre à l’envers, c’est d’abord désigner la forme du tableau ».

Malgré les dires de Baselitz, pour beaucoup d’observateurs qui découvrent son art, ce principe reste un « truc », un caprice du peintre (qui a toujours été bon communicant et friand de provocation) qui n’apporte rien à la lecture de ses oeuvres. En effet, même la tête en bas, un homme ou un arbre continue à « désigner » un homme ou un arbre ; on ne peut l’effacer de sa vision. Dès lors, pourquoi ne pas le faire disparaître ?

Ce système – qui cherche à se rattacher à la figuration tout en la niant – reste quelque peu bancal et c’est d’ailleurs Baselitz lui-même, ne s’y trompant pas, qui prouve que sa grande solution ne résout rien : dès le milieu des années 1970, l’artiste attaque une phase quasi-abstraite, qui semble la conséquence logique (et bonne) de ses recherches, après l’éclatement et le viol par retournement du motif. Ce que Baselitz fait de mieux, c’est quand la forme référentielle disparaît quasiment. La peinture gagne alors en puissance, la couleur se libère, la palette se fait plus intense et les coloris plus profonds, le travail par strates prend tout son sens et, paradoxalement, on voit enfin son vrai sujet : la peinture pour la peinture. Un bel exemple est constitué par Bouleau, livre scolaire russe, peint en 1975, où l’arbre renversé ne se distingue qu’avec un vrai effort rétinien.

Dans les années 1980, le peintre inaugure une autre phase, consubstantielle à la précédente. La figure réapparaît alors avec vigueur mais de manière fort différente. Cette fois, elle n’entre pas en contradiction avec le fond abstrait. Elle en fait partie. De sa période abstraite, Baselitz garde le goût pour la couleur et la gestualité. Il y intègre désormais des figures stylisées, d’aspect primitif, voire tribal, qui n’empruntent plus rien au réel mais proviennent seulement de la subjectivité de leur créateur. C’est un expressionnisme plus violent et moins lyrique que dans les abstractions des années 1970. L’artiste, qui collectionne avec passion l’art africain depuis 1977, semble avoir appris l’art de la synthèse évocatrice auprès de cette source bénéfique. La matière de ses toiles, toujours plus intensément colorée, fait maintenant penser à du pastel à l’huile. Elle est dense,  rutilante, rugueuse, travaillée directement par la main de l’artiste, qui se fait sculpteur de peinture. C’est d’ailleurs l’époque où Baselitz commence à pratiquer la sculpture sur bois – assez peu représentée dans l’exposition -, débitée dans la masse à coups de tronçonneuse et de hache sauvages et visibles.

Dans ces années 1980 fauves, il trouve enfin un entre-deux entre figuration et non-figuration qui se tient. C’est peut-être le moment le plus fort de sa carrière. Est-ce un hasard si celui-ci coïncide avec un certain Zeitgeist, à savoir l’émergence de Basquiat aux Etats-Unis, la naissance, en France, de Combas ou Di Rosa et, en Italie, de Francesco Clemente ? Baselitz a lui-même désavoué tout le néo-expressionnisme des années 1980, qu’il voyait comme un retour en arrière vers la peinture allemande du début du XXe siècle. Pourtant, ses meilleures toiles de la période, avec leur dominante jaune féline (comme Les filles d’Olmo II, 1981), renvoient immanquablement aux expressionnistes de Die Brücke – à Kirchner en particulier.

Au diapason de celles qui l’ont précédée, cette phase, qui semblait l’achèvement de ses recherches picturales, ne dure pas. Comme une autocritique, les oeuvres des années suivantes sont, au contraire, caractérisées par une matière lisse et une couleur liquide voire transparente, avec des jets de peinture style dripping pour donner leurs contours aux figures renversées. L’aspect non-fini, l’impression qu’il manque quelque chose, cette saveur désagréable, est là, à nouveau. Mais Baselitz n’en a pas fini de regarder dans le rétroviseur pour se renouveler : c’est, à partir de 2005, sa série des Remix, où il reprend et ré-interprète ses oeuvres anciennes, comme La Grande Nuit foutue de 1963.

Et, ces toutes dernières années, insatisfait, considérant encore qu’il a trop souvent été accusé de pratiquer une peinture « épaisse et sauvage », ses oeuvres vivent d’une matière encore moins dense, d’un aspect toujours moins primitif et, paradoxalement, toujours moins pictural.

Chez Titien, chez Rembrandt ou, plus près de nous, chez Picasso, la vieillesse a été l’occasion d’un « style tardif » qui a permis à ces artistes de libérer l’instinct créateur, alors que tout était autorisé à un âge où l’expérience accumulée préserve des erreurs, l’assurance de ses moyens et l’indépendance totale par rapport aux commandes et au marché sont pleinement acquises. Chez Baselitz, ce style tardif est à rebours de cette liberté formelle : lui qui pratiquait une peinture bouillonnante et instinctive, veut maintenant peindre « comme un saint », citant, dans un entretien au Monde de 2019, comme référence le plus inattendu des peintres pour un artiste figuratif : Rothko.

Les dernières peintures de Baselitz « le saint » sont comme des radiographies de squelettes qu’on aurait tirés de la morgue, de grandes plaques d’auscultation mais sans aucun relief, des corps vus du dessus, à plat sur une table, fins comme du papier de photocopieuse. La figure n’est presque plus qu’une ombre, un signe, un contour incrusté dans le magma pictural. Ces oeuvres spectrales, ces ombres-figures ne tenant qu’à un fil sont, comme la référence à Rothko, l’ultime preuve confirmant ce que l’exposition parisienne prouve sans que personne n’ose l’affirmer : Baselitz est un peintre figuratif, oui, mais qui fait de la peinture abstraite.

Tancrède Hertzog

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