Un art vraiment nouveau

001
Les charmes de l’Art nouveau cachent une grande audace formelle, qui prépare les révolutions du XXe siècle. L’Art nouveau, ce phénomène de la Belle Époque, paraît bien loin de nous. S’il nous touche encore, n’est-ce pas par ces qualités mineures que sont le charme et la séduction ? Pourtant non, ses vertus sont plus essentielles. Il marque une étape indispensable dans l’évolution des arts plastiques, et malgré les apparences, il ne prépare rien de moins que le cubisme ou l’art abstrait – qui, de fait, vont lui succéder presque immédiatement. À première vue, pourtant, tout sépare l’Art nouveau de l’abstraction picturale : rien de plus concret, de plus charnel que les femmes-fleurs d’Alfons Mucha, rien de plus incarné que la satire sociale de Vallotton, de Steinlen, de Signac ou d’Ibels, aux personnages puissamment caricaturés, donc éminemment figurés. Ne sommes-nous pas aux antipodes du cubisme qui repense le monde au point de le rendre presque méconnaissable, ou de l’abstraction qui par définition s’interdit toute figuration ? Pierre Bonnard France-Champagne - Pierre Bonnard La petite blanchisseuse Mais regardons-y de plus près. Penchons-nous sur l’œuvre qui, du jour au lendemain, fit connaître le jeune Pierre Bonnard : sa lithographie d’une publicité pour France-Champagne, qui remonte à 1891. Une jeune femme en robe très décolletée, bouche entrouverte, yeux mi-clos, exprime la volupté de l’ivresse. Dans sa main droite, une coupe de champagne. Mais malgré le charme insolent du sujet, l’effet que cette œuvre exerça sur le public tient largement à...

Les charmes de l’Art nouveau cachent une grande audace formelle, qui prépare les révolutions du XXe siècle.

L’Art nouveau, ce phénomène de la Belle Époque, paraît bien loin de nous. S’il nous touche encore, n’est-ce pas par ces qualités mineures que sont le charme et la séduction ? Pourtant non, ses vertus sont plus essentielles. Il marque une étape indispensable dans l’évolution des arts plastiques, et malgré les apparences, il ne prépare rien de moins que le cubisme ou l’art abstrait – qui, de fait, vont lui succéder presque immédiatement.

À première vue, pourtant, tout sépare l’Art nouveau de l’abstraction picturale : rien de plus concret, de plus charnel que les femmes-fleurs d’Alfons Mucha, rien de plus incarné que la satire sociale de Vallotton, de Steinlen, de Signac ou d’Ibels, aux personnages puissamment caricaturés, donc éminemment figurés. Ne sommes-nous pas aux antipodes du cubisme qui repense le monde au point de le rendre presque méconnaissable, ou de l’abstraction qui par définition s’interdit toute figuration ?

Pierre Bonnard France-Champagne - Pierre Bonnard La petite blanchisseuse
Pierre Bonnard France-Champagne – Pierre Bonnard La petite blanchisseuse

Mais regardons-y de plus près. Penchons-nous sur l’œuvre qui, du jour au lendemain, fit connaître le jeune Pierre Bonnard : sa lithographie d’une publicité pour France-Champagne, qui remonte à 1891. Une jeune femme en robe très décolletée, bouche entrouverte, yeux mi-clos, exprime la volupté de l’ivresse. Dans sa main droite, une coupe de champagne. Mais malgré le charme insolent du sujet, l’effet que cette œuvre exerça sur le public tient largement à son audace formelle : les cheveux de la femme, la bretelle de sa robe en train de glisser de son épaule, le volant de cette robe et la mousse du champagne obéissent, à des échelles différentes, à un même dessin dentelé, frisé, qu’on pourrait décrire aujourd’hui comme une fractale.

Autrement dit, l’esprit du peintre impose à l’œuvre une structure qui n’est pas celle du sujet représenté. Le trait, la ligne, le tracé gagnent leur pleine autonomie. Et ce qui est vrai des formes l’est également des couleurs, comme dans cette autre lithographie du même Pierre Bonnard, datée de 1896, et qui s’intitule La petite blanchisseuse. Dans une rue beige tachée de pavés blancs, l’unique personnage, de dos, n’est qu’une tache d’un noir uniforme. Le linge, dans sa corbeille, est bien sûr d’un blanc immaculé. Et le décor est tout entier restitué par des teintes unies, noir, blanc, rouille. Il est clair que le sujet de la lithographie est prétexte à déployer le jeu des couleurs. L’autonomie de l’œuvre par rapport au monde visible est évidente. Ce qui ouvre bel et bien la voie à des démarches plus radicales. C’est à peine moins vrai du japonisme de l’Art nouveau, représenté dans l’exposition par une œuvre d’Henri Rivière. La manière de l’estampe japonaise compte davantage que le sujet de l’œuvre. Et les artistes japonisants de la Belle Époque subissent moins une influence qu’ils ne choisissent un style, attitude nouvelle qui, à elle seule, marque la primauté du regard sur la chose regardée.

Vassily Kandinsky Esquisse pour une affiche pour une brasserie française ou Scène de fête de nuit

Qu’on observe maintenant deux modestes pièces figuratives, une gravure sur bois et une gouache, des années 1903 et 1906, dont la présence dans l’exposition peut d’abord surprendre, mais n’en est pas moins légitime : elles sont signées Wassily Kandinsky, le futur maître de l’abstraction. Une Cantatrice et une Scène de fête de nuit. Sur leur usage des couleurs, on pourrait faire les mêmes observations que sur la Petite blanchisseuse de Bonnard. Ce n’est que dans la décennie suivante que les œuvres des deux peintres vont diverger, Bonnard demeurant dans la figuration, Kandinsky jugeant nécessaire de la quitter. Mais la liberté du premier, par rapport à la stricte mimésis du monde, n’est pas moindre que celle du second. Un autre peintre représenté dans l’exposition, Jacques Villon, quittera bientôt l’Art nouveau pour le cubisme, qui n’est pas l’abstraction mais s’en rapproche, autant qu’il s’éloigne de l’imitation du visible.

Certes, on ne fera croire à personne que les somptueuses et voluptueuses affiches d’Alfons Mucha à la gloire du « crémant impérial » ou de « white star » de Moët et Chandon, quand ce n’est pas à celle du fameux « petit LU », sont le témoignage d’une austère purification artistique, semblable à celle de Kandinsky. Ne serait-ce que par leur usage publicitaire, ces lithographies visent la séduction immédiate. Elles exaltent, avec le plus raffiné des érotismes, les courbes du corps de la femme, bacchante superbe, déesse du luxe et du plaisir ; même virtuosité charmeuse et souveraine dans les Quatre saisons du même artiste, quatre femmes languides, élégamment provocantes ; celle qui représente l’hiver, quoiqu’emmitouflée, parvient tout de même à dévoiler ses formes. Quant à la Rêverie du même peintre, elle surgit d’une sorte de filigrane ou de kaléidoscope de fleurs irréelles, dans une opulence décorative qui peut rappeler Gustave Moreau, mais un Moreau plus lumineux, et libre de toute angoisse.

Oskar Kokoschka Les rois mages – Alphons Mucha Rêverie

Séduction immédiate, donc, et séduction inséparable d’un univers figuratif où domine la gracieuse et serpentine figure de la femme. C’est incontestable. Néanmoins, chez Mucha comme chez Bonnard, les vraies déesses de l’œuvre sont la ligne et la couleur. Ce sont elles qui l’organisent et la régissent avant toute mimésis ; les cambrures féminines sont intégrées dans un jeu de courbes abstraites qui les enlacent, les enserrent, les sertissent. Bref, le corps féminin se coule dans un univers d’arabesques qui lui préexiste afin de l’accueillir.

Cette prise en main du monde par la volonté du peintre se manifeste aussi dans des œuvres du jeune Kokoschka, au style très éloigné d’un Mucha : illustrant des contes populaires, ses lithographies proposent de larges à-plats de couleurs, des formes simplifiées, souvent géométriques, des contrastes puissants. Cependant, ses Träumenden Knaben sont placés sous le signe du rêve et recèlent déjà les germes de l’expressionnisme à venir. Ils n’ont rien d’abstrait mais beaucoup d’irréel. Et là encore, même si ces œuvres de Kokoschka naissent dans un contexte viennois très différent du contexte parisien, elles témoignent (dans cette ville que Freud éveille à l’inconscient) d’une forme de liberté qui va permettre à la peinture de s’émanciper du sujet.

L’Art nouveau nous apparaît souvent comme une floraison sans lendemain, et qui, brûlée par la violence de la Grande Guerre, disparaîtra sans laisser de traces. Pourtant cet art est bel bien à la source de la modernité, même la plus radicale. Dans ses douces arabesques frémit une belle audace, comme palpite, sous ses voiles transparents, le corps de ses femmes séductrices.

Étienne Barilier

NOTA BENE : La Belle Époque de l’Art nouveau, Au temps de Bonnard et Mucha, Musée de Pully, du 28 janvier au 19 juin 2022

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed