Le musée Rath, à Genève, présente jusqu’à la fin du mois de septembre une sélection d’œuvres issues de la collection du MigrosMuseum für Gegenwartskunst. Amorcée en 1957 par Gottlieb Duttweiler, le fondateur des coopératives Migros, dans une optique de soutien à la création artistique, cette collection austère où l’art minimal et l’art conceptuel tiennent le haut du pavé, débouche logiquement sur une exposition ardue, voire rébarbative, mais également stimulante par les réflexions qu’elle permet de nourrir.
Pas de mensonges donc ; il faut vraiment s’accrocher pour tirer le meilleur parti de cette exposition à l’accrochage lui-même minimal. Bien sûr, l’exigence vaut toujours mieux que l’indigence, et si l’on se rappelle que le Rath avait, il y a quelques années, présenté la peinture de Le Corbusier comme une révélation, on ne peut que se réjouir de cette volte-face et de cette exposition qui ne cherche pas à être l’exposition de l’été.
Néanmoins, certains partis pris apparaissent discutables. Les aides à la visite frôlent – par en-dessous – le minimum syndical, la seule pièce bénéficiant d’un texte de salle étant Minus, de Christoph Büchel, paradoxalement l’une des plus littérales et partant, l’une des plus compréhensibles par elle-même. Présentée comme une occasion d’examiner les relations entre les artistes actifs dans les années 60-70 et les créateurs d’aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser que si le dialogue entre les œuvres reste accessible pour les spécialistes de la période, le spectateur lambda en est irrémédiablement exclu, avec une certaine désinvolture, elle-même assez « seventies ».
Faut-il y voir un exemple de plus de cette agaçante tendance actuelle des commissaires d’exposition à vouloir tenir un discours artistique ? Peut-être d’une certaine manière, mais il convient tout de même d’aller un peu plus loin.
C’est bien là, en effet, dans cette absence que le bât peut blesser . Car ce qui est montré au Rath ne se suffit pas à lui-même. Les pièces présentées ne sont que la portion congrue, des vestiges la plupart du temps déceptifs (nous empruntons le terme à André Rouillé) de processus ou de discours dont l’inscription circonstancielle dans le temps ou l’espace pose aux musées un problème presque insoluble.
L’installation de Büchel, particulièrement bien choisie, en est la métaphore ironique : un vaste container frigorifique contient – et conserve – les reliefs d’un concert punk, cadavres de bouteilles et odeur de bière renversée comprises.
Au-delà de la sensation curieuse de fin du monde, de « jour d’après » que procure la vue de cette batterie couverte d’une épaisse couche de givre et trônant sur la scène, l’œuvre pose avec une certaine subtilité de multiples questions. L’absurdité de la conservation à tout prix, son impossibilité à terme, la débauche d’énergie qui y est consacrée, , son incomplétude inéluctable (la performance elle-même est passée et ne reviendra pas ; à ce titre le choix d’un concert punk n’est pas innocent : No Future), bref, tout ou presque y est.
L’exposition pose ainsi avec acuité, et un certain sens de l’autoflagellation, la question lancinante de la conservation, ou de la bonne conservation, de l’art contemporain. La collection Migros, constituée à partir de 1976 de manière professionnelle, se muséalise au moment même où les musées entrent en crise. Les vieilles dames que sont les musées de Beaux-arts apparaissent engoncées dans des oripeaux poussiéreux tandis que la production artistique s’affirme de plus en plus comme mouvante, aléatoire, insaisissable, en partie en réaction contre une perception et une réception traditionnelles perçues comme bourgeoises. C’est l’âge d’or des musées-ateliers, à la fois lieux d’exposition et de création, une genèse bouillonnante d’où sortiront pourtant, fatalité inéluctable, ces musées d’art contemporain que nous connaissons déjà bien embourgeoisés.
L’art contemporain s’affirmant insoluble dans le musée, pose donc en retour la question de la solubilité du musée dans l’art. À ce défi, visiblement, les concepteurs de l’exposition du Rath n’ont pas su ou pas voulu répondre. Bien des œuvres montrées dans l’exposition apparaissent ainsi comme des choses mortes-vivantes, perdues entre leur temporalité d’origine et une réactualisation timide.
Bon gré mal gré, les arrogantes et si sérieuses années 60-70 ont pourtant accouché, pour le pire et le meilleur, des décennies suivantes. On peut bien sûr à ce titre faire leur procès, mais là encore il est sans doute plus pertinent d’aller au-delà, et là encore, la pièce de Christoph Büchel, par les impressions immédiates qu’elle procure, fait sens.
Sans aller jusqu’à se féliciter de ce que l’art, à l’évidence, n’échappe plus guère aujourd’hui à la société du spectacle, on ressent en effet un certain soulagement devant les travaux récents qui paraissent plus équilibrés, moins abrupts, voir, osons le mot, moins agressif.
C’est le cas de Minus, le cas également des pièces de l’Américain Oscar Tuazon ou du Roumain Daniel Knorr, dont la force esthétique – au sens le plus large – ne se réfugie plus uniquement dans un processus, mais se trouve bien présente dans le résultat final, disons muséal. Il faut préciser que les œuvres en question restent dans une filiation point trop dévoyée à leurs aînées : foin de murakamisme, la rigueur reste de mise, même si certaines œuvres, comme le Blue Notes & Incognito de Sylvie Fleury présentent, comme toujours chez cette artiste, une articulation théorique un peu légère pour qui veut jouer le jeu de l’appropriation (et Dieu sait que Fleury y joue).
Tuazon ajoute de son côté, à la force brute de sa sculpture, un titre en forme de profession de foi – I use my body for something, I use it to make something, I make something with my body , whatever that is. I make something and pay for it and I get paid for it. – dont l’insistance même, que l’on a envie de qualifier de didactique, semble vouloir se différencier de l’hermétisme assumé de certaines œuvres des années 60-70.
Comme un clin d’œil, l’exposition se clôt par un portrait de Joseph Beuys par Warhol, une sérigraphie couleur avec poussière de diamant sur papier noir, qui tranche singulièrement avec le reste de la sélection. Elle fait – à dessein ? – irrésistiblement songer à For the love of God, ce crâne de platine constellé de diamants présenté par Damien Hirst en 2007, que d’aucuns assimilèrent un peu rapidement au comble du « bling-bling » et qui est pourtant, aussi vrai que l’artiste doit être de son temps et de nul autre, une œuvre aiguë à l’ironie féroce.
Une manière peut-être de dire que quelle que soit l’époque artistique, quelles qu’en soient les formes, les partis pris ou les contextes, la pertinence rejoint toujours l’exigence.
Philippe Boyer