L’air du temps, en France, est à la jeunesse. Et la Fortune, de nouveau, semble sourire aux audacieux et à leur sens consommé du moment. Tommaso Spazzini, connu sous le nom de Tindar, artiste italien né en 1986, est venu à l’art, en 2008, le jour où survint la crise des subprimes. Brillant élève de la Bocconi, l’HEC italien, d’où est sortie la fine fleur des capitaines d’industrie transalpins, il est pris de vertige et quitte Milan pour la Ville éternelle. Il y part à la rencontre des Dieux de la peinture. Il y suit les cours de l’Académie des Beaux-Arts. Alors âgé de vingt-deux ans, il va passer les années suivantes à recopier les grandes figures de la Renaissance, les Raphaël et les Corrège, les Bolonais du XVIIe, les Carrache et Guido Reni, qui y dorment de leur sommeil mystérieux.
Puis, l’œuvre commence. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » (Jean-Jacques Rousseau)… « Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura che la diritta via era smarrita » (Dante)… « Il n’y a que la liberté d’agir et de penser qui soit capable de produire de grandes choses, et elle n’a besoin que de Lumières pour se préserver des excès » (D’Alembert). Ces phrases, et les pages dont elles sont tirées, reprises des éditions originales ou très anciennes, tapissent en une scansion ininterrompue le fond des vastes toiles sur lesquelles Tindar se met à tracer, avec une délicatesse toute japonisante, ses immenses racines tentaculaires au crayon noir. Ces racines ont pour humus le panthéon universaliste des Lumières, les grands textes canoniques de l’Antiquité grecque et romaine, l’Iliade, l’Odyssée et l’Énéide, ainsi que la Genèse, la Torah et le Coran. Loin d’être issues de quelque matière organique, sève ou terreau, ces rhizomes aériens distribués en filaments fins comme des télomères sont comme les chromosomes de l’Esprit.
Pour Tindar, la substance de l’homme n’est pas liée à la généalogie, à la Terre Mère, à la géographie, mais, de Jérusalem à la Grèce antique, et de la Renaissance italienne à l’Europe du XVIIIe siècle, elle est parente du Logos, de la Parole prophétique et de l’Histoire. C’est ainsi qu’une des plus belles œuvres réalisées par Tindar est un triptyque où une racine œcuménique embrasse les trois panneaux, couverts chacun de pages tirées des Livres saints en caractères hébreux, latins et arabes.
Passant des grands textes canoniques de l’histoire de l’humanité à nos frères de nulle part et de rien, Tindar fait un long voyage aux côtés des migrants qui échouent en Europe. Il est, comme chacun, bouleversé par le spectacle de ces humains fuyant la Syrie, l’Afghanistan, l’Erythrée, le Soudan et, souvent, à leur arrivée, traités comme autant d’indésirables. Il se rend alors à Calais. Il se mêle aux humanitaires, qui viennent prêter assistance à ces milliers de pauvres hères survivant dans la « Jungle ». Et il s’aperçoit qu’à l’entrée de l’espace européen, ces hommes qui ont réchappé de la famine, de la dictature et des guerres ont été fichés et leurs empreintes digitales dûment enregistrées. Certains, refusant cette assignation qui les contraint à résider dans le pays de débarquement, se sont brûlés le bout des doigts afin de se rendre méconnaissables.
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Bernard-Henri Lévy