Quarante ans après que la caméra portative arrive sur le marché et que, dans la foulée, l’artiste américain Bill Viola érige la vidéo au rang d’œuvre d’art autonome, le médium tenait le haut du pavé lors de la dernière édition d’Art Paris Art Fair. Pour fêter son vingtième anniversaire, la foire parisienne du printemps mettait cette année la Suisse à l’honneur et faisait la part belle à la vidéo par le biais d’une double programmation.
Sous le somptueux escalier central du Grand Palais, une salle plongée dans l’obscurité, la Video Project Room, offrait une tribune à vingt-cinq femmes artistes suisses, croisant ainsi conceptuellement l’histoire de l’art et l’histoire civique helvètes. Une manière de rappeler en effet que l’arrivée de ce médium dans les années 1970 coïncida en Suisse avec le droit de vote féminin introduit au niveau fédéral en février 1971. Rappelons également que la vidéo a la particularité d’avoir été saisie par les hommes et les femmes en même temps, permettant à ces dernières de jouer un rôle important dans son développement, puisque cette nouvelle façon de créer des images n’était pas encore l’apanage de leurs alter ego masculins. Ce qui n’avait jusque-là jamais été le cas si l’on pense à la peinture, à la sculpture, et même plus tard à la photographie ou au cinéma. Souvent associé au mouvement féministe du côté des États-Unis, mais aussi en France et ailleurs en Europe, l’art vidéo ne sera en revanche vraiment empoigné par les Suissesses que dans les années 1980, et il ne résultera pas directement des mouvements féministes nationaux. En présentant la production féminine de ces dernières années, sans en faire un objet de revendication féministe à proprement parlé, la programmation à Paris confirmait la diversité des univers artistiques existants. Et ce même si le cadre édicté par la foire imposait la frontalité des projections. Car de l’expérimentation avec le médium à son utilisation pour capter des actions, du poste de télévision à la projection, du rapport frontal avec les spectateurs à leur implication dans l’espace d’installation, la vidéo, faut-il le préciser, s’est déclinée sur des modes radicalement différents en quarante ans.
Au Grand Palais le bal était ouvert par Carole Roussopoulos qui filmait en 1970, à Paris, la déclaration de Jean Genet après l’arrestation d’Angela Davis, militante du Black Panther Party. L’émission dans laquelle ce discours devait être diffusé avait finalement été censurée. Reste ce témoignage filmographique réalisé par la première femme suisse qui utilisa le Portapak, mais qui s’illustra surtout comme féministe, très engagée dans le mouvement LGBT helvète. Sonja Feldmeier quant à elle posait la question sensible du port du voile (In Your Room, 2008), et Gabriela Löffel (Fokus, 2003) réunissait des femmes qui tiraient pour la première fois avec un pistolet, faisant du spectateur une cible inévitable. Certains films mettaient donc la femme au centre des préoccupations, mais pas tous. D’autres posaient par exemple la question de la présence du corps : détaché de la pesanteur chez Elodie Pong (180o, 2016) ou pris dans une esthétique kitsch comme chez l’incontournable Pipilotti Rist (Blutclip, 1993) qui sait jouer des couleurs acidulées à l’écran. On vérifie aussi que la vidéo documente la performance : Saskia Edens, Anne Rochat, Katja Schenker mettent toutes trois leur propre corps en jeu. Emmanuelle Antille pratique quant à elle le récit intime alors que d’autres se lancent dans le spectaculaire si l’on pense à Claudia Comte qui met le feu à la sculpture qu’elle avait érigée à Bex lors de la Triennale de sculpture de 2015 : pianos à queue, pénombre et moto se croisent pour un concert de musique classique en plein air. Des dessins animés réalisés à la ligne claire par Joëlle Flumet, au crayon gris par Stéphanie Jeannet ou sous forme de collage surréaliste par Selene Mauvis, jusqu’aux images hautes en couleurs racontées par Laura Solari, le médium prend aussi des airs de haïkus japonais dans les travaux de Mireille Gros ou de Susanne Hofer, ou s’étire au contraire en déroulant de lentes scènes contemplatives chez Marie-José Burki (In der Nähe II, 2010). Enfin, l’humour se glisse dans quelques scénarios : perchée sur de hauts talons, Sylvie Fleury est prise au piège de son coffre de voiture quand elle y cherche son Beauty Case, Luzia Hürzeler crée la rencontre improbable entre un vrai lion et un autre empaillé pour la plus grande confusion du spectateur, Anne-Julie Raccoursier documente un concours d’« air guitar » sans son et Ursula Palla fait grignoter intégralement un billet de 1000 francs suisses à des fourmis exotiques pour illustrer un fait divers qui se serait réellement passé en Chine.
« La Suisse a du répondant », affirmait le directeur de la foire, Guillaume Piens, responsable de cette invitation à la scène de l’art contemporain du pays voisin de la France. Et la vidéo a une véritable histoire en Suisse. Rappelons que Jean Otth, René Bauermeister, Janos Urban, Gérald Minkoff, Muriel Olesen et, plus tard, Silvie et Chérif Defraoui ont œuvré en tant qu’artistes-théoriciens de l’art vidéo dès les années 1970. Les précurseurs sont romands, et principalement masculins. Puis, du côté de la Suisse alémanique, le relais a été pris par les artistes Urs Lüthi, Dieter Meier, Dieter Roth et Hannes Vogel. Il est à relever également que, dans cette première décennie d’utilisation du médium, deux expositions importantes se tiennent sur l’image en mouvement à Lausanne, qui ont fait office de pionnières sur le Vieux Continent en présentant l’avant-garde internationale : « Action/Film/Vidéo », présentée en 1972 à la galerie Impact, puis « Impact Art Video Art 74 », organisée au Musée des arts décoratifs à l’instigation de Jean Otth et patronnée par le directeur du Musée des Beaux-Arts, René Berger, l’un des premiers théoriciens à traiter de la vidéo et de la télévision à l’université de Lausanne. Cette dernière exposition présentait plus de 112 artistes de 15 pays, dont les plus importants de l’époque – Vito Acconci, Valie Export, Denis Oppenheim, Martha Rosler, Bill Viola – et les premiers vidéastes, par exemple Nam June Paik et Wolf Vostell. Elle précédait l’exposition parisienne « Art Vidéo/Confrontation » à l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, qui passe pour être la première grande exposition vidéo en Europe.
Revenons à Paris pour le deuxième volet de la programmation vidéo présenté au mois d’avril : sur la somptueuse et complexe façade du Grand Palais, des projections se sont invitées, fascinantes, tous les soirs jusqu’à minuit. Et ce grâce à un habillage numérique monumental et inédit, en trois temps. Le Zurichois Yves Netzhammer – qui avait alors représenté la Suisse en 2007 à la Biennale d’art contemporain de Venise – racontait un nouveau chapitre de ses récits oniriques, énigmatiques, tour à tour sexué et aérien. Avec le Tessinois Alain Bogana, colonnades et fronton se consumaient en une vision colorée psychédélique, résultat d’une analyse par ordinateur de la fusion de l’eau chaude et de l’eau froide dans un même contenant, avant d’être balayés par un effet de tsunami qui liquéfiait les lignes du bâtiment : « Ces simulations ont été réalisées au moyen, entre autres choses, de logiciels techniques de mécanique des fluides. » Et il poursuit : « On vit dans un monde de plus en plus quantifié, calculé et mesuré ; j’aimais beaucoup l’idée de détourner ces outils issus du contexte des sciences et de l’ingénierie ainsi qu’une certaine imagerie pour évoquer quelque chose d’irrationnel, transcendantal, psychédélique et poétique. » Enfin, la Vaudoise Camille Scherrer faisait défiler au cœur de Paris la forêt, ses mythes et ses ombres, avant de laisser tomber de la neige et finalement une nappe de carreaux rouges et blancs sur la vénérable institution.
Si la vidéo était présente en filigrane sur les stands de la foire – pensons notamment aux petites installations de Katja Loher chez Andres Thalmann de Zurich – elle s’était également immiscée dans l’exposition « Panorama » : la présentation exceptionnelle de la collection de l’assurance Helvetia – comptant quelque 1700 pièces et exposée pour la première fois en France. Parmi les nouvelles acquisitions réparties sous trois arches du Grand Palais, une vidéo de Gabriella Gerosa ornée d’un imposant cadre de bois montrait le portrait quasi immuable d’une jeune femme tenant une pomme, comme Vermeer peignait autrefois une laitière… et plus loin, le collectif_fact – composé d’Annelore Schneider et Claude Piguet – nous emmenait dans une fiction tournée en noir et blanc dans le Musée d’histoire naturelle de Londres et narrée par la voix d’Hitchcock pour un suspens monté de toutes pièces.
Enfin, on ne peut passer sous silence la présence à Paris de Christoph Rütimann – qui représentait la Suisse à la Biennale de Venise en 1993. Connu pour travailler la vidéo en contraignant la caméra à suivre les lignes présentes dans l’architecture, telles que des corniches ou des rampes d’escaliers, il produit des images prédéterminées par une action et aléatoires dans leur résultat, pour un résultat dynamique et vertigineux. Qu’il pratique le dessin, la performance ou la vidéo, l’artiste s’intéresse au motif de la ligne. Peinte et installée dans un accrochage, celle-ci peut prendre la forme d’un tracé régulier, géométrique ou longer l’angle d’un mur et devenir sculpturale. Lorsque l’artiste a recours à l’appareil de photographie ou à la caméra, c’est au parcours de la ligne qu’il s’intéresse. Dans la foire, il occupait un mur gigantesque avec une installation photographique des années 1990 Chi ha detto che il giallo non è bello (« Qui a dit que le jaune n’était pas beau »), constituée d’une série de photographies prises en mode automatique après qu’il a lancé l’appareil en l’air tout en courant le long d’une ligne prédéterminée… N’est-ce pas là une expression d’une image séquentielle proche de la vidéo? Autrement dit une réminiscence de la chronophotographie qui permit l’arrivée du cinéma à la fin du XIXe siècle ? La juxtaposition de son installation de 35 images dynamiques et colorées avec celle, puissamment statique, de Renate Buser – pour la foire, elle révélait ce que dissimulait le mur qu’elle investissait, jouant avec des séries d’escaliers dont le profil était accentué par des jeux d’ombres – nous convainquait de cette profonde expression d’un mouvement libre. Et d’une photographie pensée comme une vidéo.