Alexander Chekmenev : l’identité après l’URSS

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Le 24 août 1991, l’Ukraine devient indépendante. Avec la chute de l’URSS, chaque « nouvelle nation » doit recomposer en hâte son identité. La tâche n’est pas commode après trois quarts de siècle de communisme totalitaire. En guise de symbole, le jeune État décide de renouveler les passeports de ses citoyens. Missionné comme photographe dans la petite ville de Lugansk, Alexander Chekmenev en profite pour raconter la misère des visages de son pays, entrés malgré eux dans la modernité. Exposées à la galerie Folia vingt-cinq ans plus tard, ses images ont conservé leur magnétisme.   Un grand photographe ne photographie pas. Il photographie la photographie. En d’autres termes il compose son champ autant que son hors-champ. Et l’image qu’il propose nous conduit hors du cadre. La série Passport ressortit à cette règle : loin de se cantonner au drap blanc qui devrait initialement composer le fond de chaque portrait, Alexander Chekmenev prend du recul et nous raconte, au-delà des visages, des existences entières. Du moins replace-t-il le corps dans un décor – ou un roman. Celui du communisme, de la honte de la consommation, du manque de tout. Objets banals et misérables, rafistolés, déglingués mais précieux : aux cycles de privations n’ont survécu que quelques magazines, boîtes de conserves, fourrures élimées, une série d’armoires rongés par le temps, sans oublier d’immuables portraits des camarades Lénine et Staline... Si le photographe s’est rendu chez ces gens-là, c’est parce qu’ils étaient trop pauvres pour s’offrir les services d’un professionnel, trop vieux pour se déplacer, ou trop...

Le 24 août 1991, l’Ukraine devient indépendante. Avec la chute de l’URSS, chaque « nouvelle nation » doit recomposer en hâte son identité. La tâche n’est pas commode après trois quarts de siècle de communisme totalitaire. En guise de symbole, le jeune État décide de renouveler les passeports de ses citoyens. Missionné comme photographe dans la petite ville de Lugansk, Alexander Chekmenev en profite pour raconter la misère des visages de son pays, entrés malgré eux dans la modernité. Exposées à la galerie Folia vingt-cinq ans plus tard, ses images ont conservé leur magnétisme.

 

Un grand photographe ne photographie pas. Il photographie la photographie. En d’autres termes il compose son champ autant que son hors-champ. Et l’image qu’il propose nous conduit hors du cadre. La série Passport ressortit à cette règle : loin de se cantonner au drap blanc qui devrait initialement composer le fond de chaque portrait, Alexander Chekmenev prend du recul et nous raconte, au-delà des visages, des existences entières. Du moins replace-t-il le corps dans un décor – ou un roman. Celui du communisme, de la honte de la consommation, du manque de tout. Objets banals et misérables, rafistolés, déglingués mais précieux : aux cycles de privations n’ont survécu que quelques magazines, boîtes de conserves, fourrures élimées, une série d’armoires rongés par le temps, sans oublier d’immuables portraits des camarades Lénine et Staline…

Si le photographe s’est rendu chez ces gens-là, c’est parce qu’ils étaient trop pauvres pour s’offrir les services d’un professionnel, trop vieux pour se déplacer, ou trop malades pour y songer. Par la force des choses il ressort de cette « sélection naturelle » un portrait plus large que chaque visage additionné, et qui a force documentaire. Anthropologue à son insu, le spectateur en apprend beaucoup sur la vie quotidienne en URSS, tant il semble évident que les clichés de Chekmenev ont fixé un temps arrêté depuis longtemps. Faute d’espace ou de chauffage, la plupart des familles dormaient dans la même pièce – qui était souvent celle où l’on préparait, également, les repas. Éléments récurrents de ces intérieurs ruraux et populaires, les tapisseries évoquent l’influence balkanique sur la culture ukrainienne. Autour des faciès, les enfants amusés qui soutiennent leurs aïeux incarnent la prégnance de l’entraide familiale. Quant au futur, chez les ménages les plus opulents, il se traduit par deux technologies : le téléphone et le téléviseur, fenêtres sur un monde qui n’attend pas les retardataires.

Mais l’aspect le plus captivant de cette série dépasse l’objet de sa représentation. En fabriquant les passeports de ses citoyens, il s’agit en effet pour la nouvelle Ukraine de leur confier une authentique identité après des décennies de marxisme effréné, tant il est vrai qu’un visage vous distingue davantage du voisin que le tampon d’adhésion au parti officiel. Au sein d’une Europe faisant face au défi des migrants et des « sans-papiers », l’actualité nous rappelle à quel point la question des documents d’identité reste cruciale ; et liée à celle d’une identité réelle. C’est la sanction paradoxale de l’État de droit, qui n’en attribue – des droits –, qu’à ceux qui existent légalement à ses yeux. Paradoxe d’autant plus ironique que les modèles de Chekmenev, à peine capable de quitter leur logement, n’auront vraisemblablement jamais besoin d’un passeport pour sortir du pays.

Elégamment présentée dans le nouvel espace de la galerie Folia à Paris, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, on a pu contempler la série Passport sous un autre jour : non pas celui du dénuement, mais de la noblesse. Noblesse universelle de la figure décatie depuis le fond des âges, figure hallucinée, tordue, saturée de douleurs et d’aventures, peinte par Bruegel sur les places des villages, par Rubens, Bosch, Schiele, et plus tard Freud, quand elle ne fut pas photographiée par Nadar, Maier, Arbus, Ronis ou Depardon… Au-delà de l’Ukraine et de l’URSS, un portrait vrai ne se contente pas de dépeindre son sujet : il ouvre une porte sur l’âme de humanité, celle qui traverse le temps et nous empêche de fuir. Indépendamment des régimes et des mythologies, la dernière vieillesse demeure une pré-image de la mort.

Informations :

  • Passport, le livre d’exposition, éditions Dewi Lewis Publishing, 156 pages.

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