Il faut prendre ce titre au pied de la lettre : ces deux géants de l’art moderne sont chez eux à la Fondation Beyeler. Tous deux – au même titre que Picasso, Braque, Miro ou Dubuffet – comptent parmi les artistes avec lesquels Ernst Beyeler avait noué dans les années 60 des liens privilégiés. D’innombrables œuvres de l’un et de l’autre – quelque trois cent cinquante pour Giacometti et une cinquantaine pour Bacon – ont trouvé leur place dans de grands musées ou des collections prestigieuses en transitant par la célèbre galerie de la Bäumleingasse. Et de chacun d’eux, la Fondation a su conserver une série de pièces majeures. Aussi à chacun d’eux, la Fondation a-t-elle déjà consacré d’importantes expositions, dont Bacon et la tradition picturale, en 2004, puis une grande rétrospective Giacometti en 2009.
Il existe, en matière d’expositions, des modes, tout comme dans la couture et la gastronomie. Depuis quelques années, ce sont les expositions parallèles qui ont la faveur des commissaires et du public. Ainsi, à l’occasion du centenaire de Hodler, le musée de Winterthur a fait dialoguer Hodler avec Giacometti. Ce qui fait sens, puisque Hodler était lié avec le père d’Alberto et était même le parrain d’un de ses frères. L’année dernière, le musée Picasso, à Paris, a mis en lumière de manière éclatante les rapports de Giacometti avec Picasso. Quant à la Schirn-Kunsthalle de Francfort, elle avait esquissé un parallèle entre Giacometti et Bruce Nauman. L’exposition à la Fondation Beyeler s’inscrit dans cette lignée de dialogues.
Certes, il est difficile d’imaginer des artistes à première vue plus différents que Bacon et Giacometti. Huit années les séparent, ce qui est beaucoup dans un siècle qui va vite. Ils ont grandi et se sont formés dans des endroits et des milieux fort éloignés. On ne cherchera donc pas en premier lieu ce que l’un pourrait devoir à l’autre. Leurs trajectoires ne se sont croisées que très brièvement, en juillet 1965, à Londres, à l’occasion de la rétrospective de Giacometti à la Tate, six mois avant la mort d’Alberto. Plusieurs photographies présentées à la Fondation témoignent de leur rencontre. Ce n’était toutefois pas Ernst Beyeler qui les avaient mis en contact, mais Isabel Rawsthorne, née Nicholas, épouse Epstein, puis Lambert, une des figures marquantes de la bohême parisienne, liée également à Derain et à Balthus. Elle avait été un des modèles de Giacometti pour une série de Têtes d’Isabel, dans les années trente, puis sa maîtresse, après la Deuxième Guerre, avant d’être celle – éphémère, et pour cause – de Bacon. C’est d’avoir aperçu Isabel une nuit au milieu du boulevard Saint-Michel plongé dans le noir, qui semble avoir provoqué chez Giacometti cette impression d’une figure humaine infiniment petite, perdue sur une place ou disparaissant dans l’obscurité, si bien qu’elle a besoin d’un socle ou d’un cadre, si ce n’est une cage, pour exister. Et c’est Isabel standing in a Street in Soho que représentera ironiquement Bacon, qui a par ailleurs laissé plusieurs portraits d’elle au milieu des années soixante.
Mais ce ne sont pas les contacts personnels qui comptent le plus. On ne s’arrêtera donc pas aux nuits que les deux semblent avoir passées à boire et à fréquenter les mauvais lieux. Ces excès sont tout au plus l’expression d’une rage de vivre qui leur est commune. D’une propension au dérèglement de tous les sens et d’une tendance à l’autodestruction. On ne prendra pas non plus au pied de la lettre la boutade de Bacon disant que Giacometti était l’artiste à qui il devait le plus. On ne s’arrêtera pas trop non plus à l’aspect de leurs ateliers respectifs, ces lieux ressemblant à un chaos originel ou à une géhenne dont sont sorties des œuvres infiniment tourmentées. Il n’empêche que tous les visiteurs en ont parlé, tant ils étaient impressionnés, Jean Genet tout le premier, qui y a posé des dizaines et des dizaines de fois pour Giacometti dans les années 50 et qui a tiré, de cette expérience, dès 1958, un essai, L’Atelier d’Alberto Giacometti : « Cet atelier, d’ailleurs, au rez-de-chaussée, va s’écrouler d’un moment à l’autre. Il est en bois vermoulu, en poudre grise, les statues sont en plâtre, montrant la corde, l’étoupe, ou un bout de fil de fer, les toiles, peintes en gris, on perdu depuis longtemps cette tranquillité qu’elles avaient chez le marchand de couleur, tout est tâché et au rebut, tout est précaire et va s’effondrer, tout tend à se dissoudre, tout flotte : or, tout cela est comme saisi dans une réalité absolue. »
« Réalité absolue », ce terme désigne parfaitement cette réduction à l’essentiel qui caractérise les deux artistes. Réduction d’abord du monde au corps humain. Les paysages ou les natures mortes sont rares. Parmi les toutes premières œuvres de Giacometti figurent des portraits, de ses parents, des ses frères et sœurs. « J’ai fait en 1914 le premier buste d’après nature, dira-t-il en 1962 à André Parinaud. C’est mon frère qui posait. Mon père était peintre. J’avais vu la reproduction de petits bustes sur un socle et immédiatement j’ai eu envie d’en faire autant. (…) D’abord, j’éprouvais un plaisir extrême et j’eus l’impression que cela allait venir très facilement, que j’arriverais à faire à peu près ce que je voyais – j’ai encore le petit buste chez moi. Cinquante ans après, je n’y suis toujours pas parvenu. » D’où l’acharnement du sculpteur qui ne cesse de torturer ses matériaux et qui revient incessamment aux mêmes séries. L’inachèvement fait partie de son œuvre et l’insatisfaction est son principal trait de caractère.
Ce n’est pas seulement la tête de Diego qui l’obsèdera toute sa vie, ce sont aussi les grandes figures féminines, assise ou debout, les versions successives de Femme de Venise, la série Homme qui marche, les bustes et les portrait du philosophe japonais Isaku Yanaihara, devenu son ami, qu’il a fait poser des centaines d’heures pour pénétrer sans y arriver à l’essentiel de sa personnalité. Comme le fera Bacon, Giacometti fatigue la toile, la torture même à force de la retravailler. Ni l’un ni l’autre ne part de dessins préparatoires ; ils creusent au contraire leurs sujets directement sur support définitif. Encore que le mot « définitif » soit inapproprié, tant le processus créatif semble ne jamais devoir prendre fin.
L’homme, sa figure, sa tête, son corps, sa détresse existentielle dans un monde sans dieu, sa solitude, figurée par les places sur lesquelles il se perd, son angoisse symbolisée par les cages dans lesquelles il est enfermé, son mutisme de bête traquée que traduisent les cris muets lancés dans un silence assourdissant, tout cela semble commun aux deux artistes. Tous deux s’inscrivent, à contre-courant de l’abstraction qui domine leur époque, dans le courant de l’art figuratif. Tous deux tourmentent leurs figures à l’extrêmes pour en pénétrer l’essence. Tous deux le font en dialoguant constamment avec la tradition, dont ils reprennent des éléments, dont ils se réapproprient les grandes œuvres. On connaît la manière dont Bacon retravaille les portraits d’Innocent X de Velasquez, ainsi que la réutilisation par Giacometti de l’art égyptien. Or, les œuvres qui inspirent Bacon et Giacometti sont des œuvres qui ont affaire au sacré et à la mort.
Mais qu’apporte en fin de compte ce rapprochement ? Il nous déconcerte, il nous déstabilise, il nous fait sortir de nos habitudes. Il dépayse notre regard et met en cause nos catégories esthétiques. Si à première vue les portraits d’Annette par Giacometti et de George Dyer par Bacon n’ont rien en commun, nous sentons obscurément que leur visée pourrait être la même. Qu’il s’agit de la recherche désespérée, de la tentative à jamais inaboutie de saisir l’essence d’une forme humaine, de fouiller la chair jusqu’à l’âme, sachant qu’elle est inaccessible. A leur manière et Giacometti et Bacon se sont lancés à la recherche de l’absolu, de l’infini dans le fini.