Peintre, sculpteur et poète, cofondateur de Dada et compagnon de route des surréalistes, l’Alsacien à tête de Pierrot lunaire gardait encore, paradoxalement, une face cachée, ou du moins mal documentée : son œuvre public, créé en complicité avec les architectes entre l’Europe et les deux Amériques.
Par exemple les nuages. Des formes où « intérieur, extérieur, haut, bas, ici, là, aujourd’hui, demain se mélangent, se tissent, se dénouent ». La tête dans les nuages, ses plus proches complices naturels, Jean Arp rejoint la cohorte des nébulosités symboliques ou décoratives, oniriques ou menaçantes, baroques ou romantiques qui, de Mantegna à Caspar David Friedrich, de Tiepolo à Hodler ou d’Anish Kapoor à Olafur Eliasson, font les beaux ciels de l’histoire de l’art. Dans Jours effeuillés (Gallimard 1966), le poète dada en fait même une métaphore de l’acte créateur : « Celui qui veut abattre un nuage avec des flèches épuisera en vain ses flèches. Beaucoup de sculpteurs ressemblent à ces étranges chasseurs. Voilà ce qu’il faut faire : on charme un nuage avec un air de violon sur un tambour ou un air de tambour sur un violon. Alors il n’y a pas long que le nuage descende, qu’il se prélasse de bonheur par terre et qu’enfin, rempli de complaisance, il se pétrifie. C’est ainsi qu’en un tournemain, le sculpteur réalise la plus belle des sculptures. »
CHERCHER LA SYNTHÈSE DES ARTS Charmeur de nuages et maraudeur de hasard, Arp n’a pas réservé ses talents à ses seules intuitions poétiques personnelles, il les a conjugués à d’autres, prêchant sans relâche « la synthèse des arts » et la négation des frontières traditionnelles entre les disciplines pour mieux tendre vers le Gesamtkunstwerk ou œuvre d’art total. « Les artistes devraient travailler dans une communauté comme les artistes du Moyen Âge », aimait-il à répéter. Et il l’a fait, travaillant en étroite collaboration notamment avec sa première épouse Sophie Taeuber (dont il se serait quand même, au passage, approprié quelques idées, découvertes techniques et avancées esthétiques…), mais aussi avec Sonia Delaunay, Theo van Doesburg ou Alberto Magnelli. Après la seconde guerre, c’est en connivence avec des architectes qu’il aborde la dynamique des rapports entre intérieur et extérieur et qu’il s’inscrit dans l’espace public, tant en Europe que dans les deux Amériques. Sauf que, contrairement à toutes ses périodes fertiles de cofondateur de Dada, de compagnon de route des surréalistes, de cocréateur du groupe Abstraction-Création et d’inventeur d’un vocabulaire de formes biomorphiques qui semblent nées comme par génération spontanée, cet œuvre tardif avait encore été très peu documenté, analysé et exposé. C’est tout l’enjeu de l’exposition du Kunstmuseum d’Appenzell que de combler cette lacune en se focalisant – avec un clin d’œil au dénommé public art – sur le « Public Arp ».
Oui mais comment exposer dans un musée des œuvres dispersées sur trois continents ? Par la photographie bien sûr, d’époque comme d’aujourd’hui, mais aussi par des dessins, estampes, maquettes en plâtre, sculptures de plus petit format, courts métrages et autres documents d’archives. Dix cabinets permettent d’y arpenter les deux décennies qui ont suivi 1945 jusqu’à la dernière révérence de l’artiste en 1966.
L’ATELIER DE LA NATURE, UN ET MULTIPLE Chez Arp, tout est toujours polymorphe, mouvant et en instance de métamorphoses. De père allemand et de mère alsacienne, il était lui-même ballotté entre deux pays (trois avec la Suisse dont ses deux épouses étaient originaires), deux cultures et deux langues dans une époque où deux guerres les rendaient difficilement conciliables. Artiste iconoclaste et impossible à classer dans une seule mouvance, il se destinait d’abord à la poésie et n’a cessé de jouer avec les mots comme avec les formes. Il trouvait son inspiration dans ce qu’il appelait « l’Atelier de la nature » mais se gardait bien de la représenter, cherchant plutôt à en rejoindre les procédés de germination, de croissance, de transformation, de décomposition et de renouvellement. Ses moyens d’expression sont multiples (peinture, collage, papiers déchirés, assemblage, ronde-bosse en marbre, bronze ou béton, reliefs en bois peint, céramique ou ciment) et son langage passe sans ambage des accidents du hasard à la rigueur de la géométrie, et des protocoles combinatoires du rationnel aux fluides sensuels de l’organique, sans oublier les facéties de son esprit ludique. Et pourtant Arp reste toujours profondément lui-même, comme si ses œuvres les plus diverses naissaient toujours d’un seul et même organisme complexe entraîné dans un mouvement perpétuel de transformation et de mutation et dans une quête d’absolu visant à « l’inséparabilité de la nature et de l’esprit, de l’objet et du sujet ».
ARBRE À COQUILLAGES ET BERGER DES NUAGES Dans les années cinquante et soixante, alors même que son Grand Prix de sculpture de la Biennale de Venise de 1954 fait de lui un artiste officiel, il demeure cet éternel poète cueilleur de « l’intuition érotique » dont parlait Philippe Dagen dans Le Monde. On passe ici de sa « Constellation » du Palais de l’Unesco à Paris à ses « Reliefs-nuages » de l’Université de Braunschweig, son « Arbre à coquillages » de l’Université de St Gall, son relief mural avec Walter Gropius pour l’Université de Harvard à Cambridge USA (aujourd’hui disparu), sa « Colonne de pierre » et autres figures en ciment pour « l’Allgemeine Gewerbeschule » de Bâle, ses fonts baptismaux et mobiliers liturgiques avec Walter Förderer pour des églises à Bâle et Oberwill ; ou encore, en partenariat avec l’architecte Carlos Raúl Villanueva pour la Cité universitaire de Caracas, son fameux « Berger des nuages » qui agrandit à l’échelle monumentale un « Lutin » de marbre de 1949. « Au réveil, raconte Arp (toujours dans Jours effeuillés), j’avais trouvé sur ma selle de sculpteur une petite forme espiègle, éveillée et d’une certaine obésité, tel le ventre d’un luth. Il me semblait qu’elle évoquait un lutin. Je l’ai donc nommée ainsi. Et voici qu’un jour, ce petit personnage, ce lutin, par un médium vénézuélien, se trouve tout à coup père d’un géant. (… ) Toute définition de la matière, de l’atome, depuis les présocratiques jusqu’à nos jours…. Quel nuage troublant ! Était-ce ceci qui décidait le jeune géant à devenir berger des nuages » ?
Françoise Jaunin