Vienne mise à nu par ses artistes mêmes …

Gustav Klimt
Paysage de jardin avec colline
(Jardin paroissial), 1916
Huile sur toile, 110 x 110 cm
Kunsthaus Zug, Zoug, Stiftung
Sammlung Kamm
Photo : © Kunsthaus Zug, Alfred Frommenwiler
Gustav Klimt Paysage de jardin avec colline (Jardin paroissial), 1916 Huile sur toile, 110 x 110 cm Kunsthaus Zug, Zoug, Stiftung Sammlung Kamm Photo : © Kunsthaus Zug, Alfred Frommenwiler
Pour sa première exposition temporaire, le MCBA nouveau se met à l’heure viennoise. Si Klimt, Schiele et Kokoschka ne sont pas rares en cimaises, c’est ici un regard radicalement neuf et éclairant qui est porté sur l’ensemble de cette autre avant-garde si singulière. Françoise Jaunin « À fleur de peau, Vienne 1900. De Klimt à Schiele et Kokoschka », annonce l’affiche. Beau sujet, mais pas très original soupirent les grincheux. Faux : le regard porté ici sur cette époque flamboyante est inédit. Si la première exposition temporaire du MCBA sur son site de Plateforme 10 (cent quatre-vingts peintures, dessins, sculptures et objets d’arts appliqués) prend le risque de s’emparer d’artistes habitués aux feux de la rampe, c’est pour mieux projeter sur eux une autre lumière et les repenser selon une perspective très différente. « Vienne 1900, c’est une histoire de peau », affirment Catherine Lepdor et Camille Lévêque-Claudet, conservatrice en chef et conservateur au MCBA qui co-signent cette exposition de portée internationale. La peau comme surface sur laquelle viennent affleurer à la fois ce qui monte du dedans et ce qui arrive du dehors. La peau comme interface entre l’homme et le monde ; comme frontière entre soi et les autres ; et même comme intersection entre l’objet et son environnement ou entre l’architecture et la ville. La peau aussi comme dénominateur commun entre tous les arts, répondant ainsi à l’un des grands objectifs de la Sécession viennoise créée pour rompre avec l’académisme et les contraintes sociales qui figeaient la société autrichienne : englober sans frontières ni hiérarchies...

Pour sa première exposition temporaire, le MCBA nouveau se met à l’heure viennoise. Si Klimt, Schiele et Kokoschka ne sont pas rares en cimaises, c’est ici un regard radicalement neuf et éclairant qui est porté sur l’ensemble de cette autre avant-garde si singulière.

Françoise Jaunin

« À fleur de peau, Vienne 1900. De Klimt à Schiele et Kokoschka », annonce l’affiche. Beau sujet, mais pas très original soupirent les grincheux. Faux : le regard porté ici sur cette époque flamboyante est inédit. Si la première exposition temporaire du MCBA sur son site de Plateforme 10 (cent quatre-vingts peintures, dessins, sculptures et objets d’arts appliqués) prend le risque de s’emparer d’artistes habitués aux feux de la rampe, c’est pour mieux projeter sur eux une autre lumière et les repenser selon une perspective très différente. « Vienne 1900, c’est une histoire de peau », affirment Catherine Lepdor et Camille Lévêque-Claudet, conservatrice en chef et conservateur au MCBA qui co-signent cette exposition de portée internationale. La peau comme surface sur laquelle viennent affleurer à la fois ce qui monte du dedans et ce qui arrive du dehors. La peau comme interface entre l’homme et le monde ; comme frontière entre soi et les autres ; et même comme intersection entre l’objet et son environnement ou entre l’architecture et la ville. La peau aussi comme dénominateur commun entre tous les arts, répondant ainsi à l’un des grands objectifs de la Sécession viennoise créée pour rompre avec l’académisme et les contraintes sociales qui figeaient la société autrichienne : englober sans frontières ni hiérarchies tous les arts visuels dans une vision d’art total, ou de Gesamtkunstwerk.

Gustav Klimt Poissons rouges, 1901-1902 Huile sur toile, 181 x 67 cm Kunstmuseum Solothurn, Soleure, Dübi-Müller Stiftung Photo : © SIK-ISEA, Zurich

Oskar Kokoschka Jeune fille debout entre des sarments de vigne. Affiche
pour la Kunstschau, 1908 Lithographie en couleurs sur papier, 92,5 x 39,2 cm
Musée Jenisch, Vevey – Fondation Oskar Kokoschka
© Fondation Oskar Kokoschka /2020. ProLitteris, Zurich.
Photo : © Julien Gremaud, Vevey

Un regard neuf et décloisonné

« C’est la première fois, assurent les curateurs, que la scène viennoise 1900, soit entre 1897 avec la Fondation de la Sécession viennoise et 1918 avec la dissolution de l’empire austro-hongrois, est auscultée par des non-viennois. Elle est souvent montrée à l’extérieur, mais un peu comme l’art suisse, elle est restée aux mains des Autrichiens et nombre de ses artistes sont demeurés captifs de leur pays. Or soudain, notre vision extérieure leur est apparue comme une évidence. Au point que ses meilleurs experts ont collaboré à notre catalogue et que des prêts exceptionnels nous ont été consentis. En Suisse aussi, où la prestigieuse Fondation Kamm du Kunsthaus de Zoug nous a prêté une soixantaine de pièces quasi jamais montrées ».

Les Klimt, Schiele et Kokoschka sont si demandés – et l’année du centenaire en 2018 de la mort des deux premiers comme de Koloman Moser et Otto Wagner a encore amplifié le phénomène- que des expositions monographiques clé en mains partaient de Vienne pour les musées d’un peu partout. Il y manquait un regard panoramique, une coupe thématique et transversale prenant en compte les autres artistes, pour certains jamais sortis d’Autriche, et les autres media artistiques rarement mis en lien les uns avec les autres. Cette nouvelle clé de lecture et ce regard décloisonné sur cette période-phare, sont ici présentés judicieusement.

Koloman Moser Exécution : Wiener Werkstätte, Vienne. Meuble de rangement
pour oeuvres sur papier, dit « Zebrakasten », avant 1904. Palissandre, citronnier, érable,
nacre, métal, 138,5 x 98,8 x 49,5 cm Kunsthaus Zug, Zoug, Stiftung Sammlung Kamm
Photo : © Kunsthaus Zoug

Josef Hoffmann Exécution : Jacob & Josef Kohn,
Vienne. Fauteuil à dossier inclinable, dit « Sitzmaschine », modèle produit dès 1906. Hêtre
massif courbé, contreplaqué, teinté acajou et poli, 110 x 68,5 x 82,5 cm Kunsthaus Zug, Zoug, Stiftung Sammlung Kamm Photo : © Kunsthaus Zoug

Le Sonderfall viennois

« La révélation de la chair », voilà l’obsession qui, selon Werner Hoffmann conservateur au Wien Museum, traverse tout le champ artistique viennois. Pas seulement celui de 1900, mais aussi les Actionnistes des années soixante, les Brus, Muehl, Nitsch ou Schwarzkogler dont les performances faisaient de leur corps le théâtre d’actions profanes et provocatrices renvoyant au poids d’un catholicisme basé sur le culte des corps martyrisés du Christ et de ses saints. Ou plus près de nous, les autoportraits malmenés d’Arnulf Rainer, les peintures de Maria Lassnig évoquant « les sensations internes du corps » ou les performances hypersexualisées et subversives d’Elke Krystufek. Ce sentiment exacerbé d’une corporalité aussi éloignée de l’idéalisation que de l’image sociale semble bien relever d’une spécificité de l’art autrichien. Il est particulièrement frappant dans cette avant-garde viennoise de l’aube du XXe siècle que rien ne rattache aux autres avant-gardes du moment : alors qu’à Paris, Moscou, Munich ou Zurich, l’art se détourne de la figure pour accoucher de l’abstraction et des prémisses de l’art conceptuel, donner à la couleur son autonomie, chercher à représenter le mouvement ou livrer un message politique, Vienne reste viscéralement attachée à la figuration et à la représentation humaine, mais pour mieux les réinventer dans le sentiment d’urgence d’une modernité toujours plus complexe. L’heure  est venue, dans les derniers soubresauts de l’empire, de littéralement faire peau neuve. « Jusqu’alors, rappellent les conservateurs lausannois, Vienne était dans une bulle très isolée et très corsetée. Cette modernité qui éclot soudainement représente un saut de géant, une véritable explosion sur deux générations d’artistes qui font éclater tous les carcans. Or malgré cette poussée incroyable qui touche aussi bien la médecine et la psychanalyse que la musique, les arts plastiques et l’architecture, et malgré l’ouverture au monde de la Sécession qui invite enfin des artistes étrangers, la scène viennoise reste un Sonderfall. Sa participation singulière aux avant-gardes en devient d’autant plus essentielle. C’est cela aussi que nous avons voulu faire : tisser des liens avec la modernité du XXe siècle débutant tout en réaffirmant, à un siècle d’écart, cette profonde originalité viennoise. L’homme moderne, inquiet et tourmenté, qui l’exprime mieux que les Autrichiens »?

Richard Gerstl
Autoportrait torse nu, 1902-1904. Huile sur toile, 159 x 109 cm Leopold Museum, Vienne
Photo : © Leopold Museum, Wien / Manfred Thumberger

Egon Schiele Nu de dos, prenant appui sur ses bras, 1910 Mine de plomb, crayon noir et gouache sur papier, 45 x 30,7 cm Leopold Museum, Vienne Photo :
© Leopold Museum, Wien / Manfred Thumberger

La peau comme métaphore de la peinture.

En 1895, Wilhelm Röntgen découvre la radiographie, ou plus exactement l’existence des rayons X. Entre 1896 et 1900, Sigmund Freud invente la psychanalyse qui scrute les abîmes de l’inconscient. À l’époque aussi, Vienne se passionne aussi bien pour le spiritisme et l’occultisme que pour l’anatomie et la dissection des cadavres. Or ces plongées vers l’intérieur du corps et de l’être, les artistes les font remonter à la surface, faisant disparaître la profondeur au profit de la réunion sur un même plan de tous les éléments de la représentation. La peau en devient le révélateur et le papier sensible, la métaphore même de la peinture. Il s’agit, écrit Catherine Lepdor dans le brillant essai qu’elle signe dans le catalogue, de manifester « à fleur de peau les symptômes d’une vie souterraine tant physiologique que psychologique, consciente qu’inconsciente ». Et d’explorer « cet espace-peau » pour « retisser les liens d’une solidarité horizontale entre toutes les formes du vivant ». Et voici Klimt qui, sous les chatoiements ornementaux des vêtements, révèle les chairs dépouillées comme d’un mensonge des voiles de l’académisme. Voici les corps contorsionnés et les mains crispées des portraits de Schiele, avec leurs doigts qui se tordent et se contractent de nervosité, d’inquiétude et de désespoir. Voici Kokoschka qui scarifie les corps au pinceau, en grattant dans la peau de la peinture. Et voici ces paysages carrés sans ciel qui apparaissent comme une peau tendue saturée de motifs presque jusqu’à l’étouffement. Ou encore ces meubles et objets des « Wiener Werkstätte » que l’on allège et débarrasse de leurs lourds oripeaux ornementaux pour les habiller d’une nouvelle peau faite de matériaux précieux et tactiles et de décors géométriques extrêmement dépouillés soulignant leur fonction ou leurs principes de construction. 

Peut-être bien que cette relecture par la peau de l’art autrichien 1900 ne pouvait s’imaginer qu’aujourd’hui, à notre époque où la surface est reine avec nos écrans tactiles, nos exigences de transparence, nos mobiliers lisses et nus, nos bâtisseurs qui soignent la peau de l’architecture. Plus que jamais, et les artistes autrichiens du tournant du siècle en apparaissent comme les prophètes inspirés, la gestion de nos interfaces avec le monde passe par la peau.

NOTA BENE:

« À fleur de peau. Vienne 1900, de Klimt à Schiele et Kokoschka », Musée cantonal des Beaux-Arts MCBA, Lausanne jusqu’au 24 mai 2020.

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