Figure centrale de l’impressionnisme français, quoique trop souvent relégué au second plan par l’histoire de l’art, Camille Pissarro (1830-1903), fait l’objet d’une importante exposition au Kunstmuseum de Bâle, la première depuis soixante ans en Suisse. Le musée bâlois abrite une collection impressionniste, particulièrement riche en toiles du maître.
Eté 1903: Camille Pissarro séjourne au Havre et peint parmi ses derniers tableaux, des vues du port. Sa vue abîmée ne lui permet plus de travailler en extérieur: depuis sa chambre d’hôtel, qu’il garde dans la pénombre, à l’abri du vent et de la poussière, le vieux peintre trace ses derniers coups de pinceaux à quelques semaines de son décès, le 13 novembre de la même année. Hasard de la vie, quelques cinquante années auparavant, en 1855, c’est dans ce même port normand que le jeune Camille, âgé de vingt-cinq ans, avait pour la première fois foulé le sol français, en provenance des Antilles où, fils de commerçants bordelais, il avait grandi. Un seul rêve l’animait alors: aller à Paris et devenir peintre. Dans la capitale, il fréquente l’Ecole des Beaux-Arts et l’Académie suisse, y fait la connaissance de nombreux artistes en herbe, de Claude Monet à Paul Cézanne, puis suit les pas de Corot qu’il admire et commence à peindre en plein air.
Difficile d’évoquer la figure de Camille Pissarro sans convoquer les multiples connections qu’il entretenait avec le monde des arts et des lettres de son époque. Il est une pièce maîtresse de la peinture moderne en cette fin XIXème siècle – tout à la fois un compagnon de route des artistes de l’avant-garde et un mentor pour de nombreux jeunes artistes. A ses yeux, l’art moderne est une aventure collective – il lie alors son exigence de progrès dans l’art à ses convictions anarchistes, ciment de son parcours. Le peintre fonde avec Claude Monet, en 1873, la « Société anonyme des artistes, peintres, sculpteurs, graveurs etc. » afin d’exposer hors du Salon annuel. Les critiques pleuvent, dénigrant ces « impressions » fugaces et superficielles de paysages. Cet embryon de société artistique signe pourtant la naissance des « Impressionnistes », qui se nomment tels quels à partir de 1877. En toute discrétion, préférant l’action collective au prestige individuel, Pissarro met pas à pas les bases de son art, souvent dans le dénuement, mais entouré d’une famille aimante et passionné par la chaleur des échanges. Sa carrière artistique est ainsi jalonnée de rencontres: il y eut Paul Gauguin; les collaborations en art graphique avec les jeunes artistes Mary Cassatt ou Edgar Degas; le compagnonnage avec Georges Seurat et Paul Signac avec lesquels il ébauche les bases d’une technique pointilliste, nommée néo-impressionnisme. Mais c’est principalement avec Cézanne que Pissarro, de 8 ans son aîné, entretient des liens privilégiés pendant les décennies 1870 et 1880: de séances communes devant le chevalet en plein air, naissent des paysages qui partagent le même angle de vue mais dont l’interprétation se révèle pourtant radicalement différente. Ainsi, au fondu et à la touche en pointillé de Pissarro dans la toile La Côte des Bœufs, Pontoise (BILD 2), représentant un hameau de maison à travers un rideau d’arbres au printemps, répondait alors la clarté, la couleur et la géométrie de la vue de Cézanne qui reconnaissait néanmoins en Pissarro « un père, le premier des impressionnistes ».
« Préparez-vous à être déçu par Pissarro » prévient T. J., Clark, professeur émérite à l’Université de Californie, qui a étudié la « modestie » des tableaux du peintre, vides de tout effet spectaculaire, mais capturant subtilement un moment unique et néanmoins si peu remarquable. C’est ce moment-là, celui d’une fin de journée de labeur aux champs, que Pissarro saisit dans Le champ de choux, Pontoise (VOIR BILD 3) grâce au rendu de la lumière dans les arbres, des silhouettes alourdies par le travail, de l’atmosphère tout simplement. Car si les artistes impressionnistes partagent un certain nombre de convictions (la peinture sur le motif, le rendu des conditions atmosphériques et de la lumière), chacun d’entre eux a individualisé sa pratique et développé un style propre. Là où, Monet, son voisin normand de Giverny, voit la nature comme loisir et agrément – en témoigne ses vues de jardins – Pissarro la représente laborieuse. Dans les campagnes d’Île de France, puis de Normandie où il s’est installé, il observe les paysans au travail. Sa peinture de paysage est rarement vierge de présence humaine: il ne représente pas seulement un jardin mais un jardinier dans son jardin, pas uniquement un pommier mais une Cueillette de pommes (voir BILD 4). Dans cette dernière peinture, sa touche minutieuse tout en restant libre, est en réalité une constellation de traits, de points, de lignes, de croix appliqués en plusieurs couches – une manière pour l’artiste de mettre son activité artistique en parallèle avec le travail des champs: « une métaphore visuelle qui lie la fertilité de la terre à celle de l’art » comme le souligne le spécialiste de l’artiste James Herbert. Pissarro est un terrien; pour les critiques acides de son époque, rien moins pourtant qu’un « paysan ». Activités de travail mais aussi portraits individuels de figures paysannes tiennent une bonne place dans son œuvre comme cette Femme au fichu vert (BILD 5), dont on ne saura pourtant jamais si une vraie paysanne ou un simple modèle se cache derrière ce portrait.
Ce n’est que dans les toutes dernières années de sa vie que le peintre de la ruralité semble découvrir le motif de la vie urbaine. Retenu en 1893 de longues semaines à Paris pour des raisons médicales, l’artiste peint ce qu’il voit de la fenêtre de sa chambre d’hôtel: le quartier de la gare Saint-Lazare. C’est le début d’une longue série que Pissarro réalise, encouragé par le marchand d’art emblématique des Impressionnistes, Durand-Ruel. Passant les mois d’hiver à Paris, il répète le même scénario: une chambre d’hôtel avec une belle vue qu’il se plait à peindre; parmi elle, celle du Boulevard Montmartre (BILD 6) dont il documente les changement de météo, d’ambiance et de lumière. Après la capitale française, ce sera Rouen, où séjournant à quatre reprises, il peint de grands panoramas de la Seine, puis la côte normande. Son ami, l’écrivain Octave Mirbeau, témoigne en 1904 de la fougue qui animait encore le vieil artiste: « Il peignait, plein d’élan, à Paris, les rues, les quais, la Seine embrumée, du matin jusqu’au soir. Quand il avait le sentiment d’avoir épuisé ses motifs, il changeait de fenêtre, rien de plus, mais sa passion restait la même. Tel un jeune homme, il partait à Rouen, Dieppe, Le Havre, à la recherche d’une nouvelle fenêtre, derrière laquelle quelque chose se passait, des flots de fumée, du brouillard, du soleil, des bateaux, des ports, du mouvement, des bruits et de la lumière…». Avec ces séries de vues de ville, Pissarro atteint enfin, si tardivement, et à quelques années de sa disparition, une reconnaissance critique quasi-unanime et obtient ses premiers succès sur le marché de l’art. Persévérance et humilité auront été ses leçons au monde de l’art.
Ingrid Dubach-Lemainque
« Pissarro, l’atelier de la modernité». Bâle, Kunstmuseum, jusqu’au 23 janvier 2022.