L’ART DE LA FRONTIÈRE

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Ingrid Dubach-Lemainque Face à face inédit d’œuvres du nord et du sud de la Corée issues de la Collection Sigg au Kunstmuseum de Berne. La guerre a beau avoir pris fin en 1953, entre les deux Corée règne toujours une atmosphère de défiance et de peur. Une fameuse image satellite de la péninsule prise de nuit illustre, de manière anecdotique et sous le prisme de l’accès à l’électricité, cette divi sion en deux territoires au sort diamétralement opposé : le nord plongé dans la pénombre et le sud parsemé d’une myriade de points lumineux. D’un côté donc, l’obscurité de la Corée du Nord dont on ne connaît que de rares images de défilés militaires savamment orchestrés. Le régime autoritaire ne laisse filtrer que de parcimonieuses informations – à l’instar de cette photographie du leader nord-coréen Kim Jong Il au bord d’un bassin de requins blancs transposée en peinture à l’encre par l’artiste chinois Feng Mengbo qui nous renseigne sur la construction de l’image de propagande dans le pays. La surprise est d’autant plus grande de se retrouver face aux gigantesques fresques chatoyantes de la collection Sigg. Destinées à décorer chaque extérieur et intérieur de bâtiment officiel, ces représentations constituent de véritables icônes en Corée du Nord. Environnées d’arrières plans dramatiques et placées en contreplongée pour appa raître plus grandes que les spectateurs, les figures des dirigeants sont déifiées. Ode au militarisme, la toile The missiles, réplique d’un célèbre original de la main de Pak Yong Chol (l’un des rares artistes...

Ingrid Dubach-Lemainque

Face à face inédit d’œuvres du nord et du sud de la Corée issues de la Collection Sigg au Kunstmuseum de Berne.

La guerre a beau avoir pris fin en 1953, entre les deux Corée règne toujours une atmosphère de défiance et de peur. Une fameuse image satellite de la péninsule prise de nuit illustre, de manière anecdotique et sous le prisme de l’accès à l’électricité, cette divi sion en deux territoires au sort diamétralement opposé : le nord plongé dans la pénombre et le sud parsemé d’une myriade de points lumineux.

D’un côté donc, l’obscurité de la Corée du Nord dont on ne connaît que de rares images de défilés militaires savamment orchestrés. Le régime autoritaire ne laisse filtrer que de parcimonieuses informations – à l’instar de cette photographie du leader nord-coréen Kim Jong Il au bord d’un bassin de requins blancs transposée en peinture à l’encre par l’artiste chinois Feng Mengbo qui nous renseigne sur la construction de l’image de propagande dans le pays. La surprise est d’autant plus grande de se retrouver face aux gigantesques fresques chatoyantes de la collection Sigg. Destinées à décorer chaque extérieur et intérieur de bâtiment officiel, ces représentations constituent de véritables icônes en Corée du Nord. Environnées d’arrières plans dramatiques et placées en contreplongée pour appa raître plus grandes que les spectateurs, les figures des dirigeants sont déifiées. Ode au militarisme, la toile The missiles, réplique d’un célèbre original de la main de Pak Yong Chol (l’un des rares artistes à être sorti de l’anonymat et à avoir été élevé au rang d’« artiste du peuple »), met en scène les deux générations de leaders, Kim II Sung et Kim Jong Il, dans un paysage apocalyptique. On retrouve cette même vocation d’émulation et d’en seignement du peuple, cette même veine dramatique dans des peintures mettant en scène des travailleurs ou des foules en liesse produites dans l’un des deux ateliers d’art étatique où œuvrent des milliers d’artistes pour le régime. Édulcorée par des mises en scènes théâtrales, la sombre réalité de la vie nord-coréenne est passée sous silence par la propagande. Même dans des paysages tels The Sea, c’est la beauté de la Corée du Nord qui est exaltée, toujours au service de l’idéologie révolutionnaire.

Pak Yong Chol The Missiles, 1994-2004 Huile sur toile, 152 x272 cm Photo : Sigg Collection, Mauensee © The artist

Rien de tel du côté sud de la frontière : dans son fameux paysage Red between Red, le peintre sud-coréen Sea Hyun Lee a représenté son idyllique île natale, Geoje, site d’un camp de prisonnier pendant la guerre de Corée, à la lumière de sa propre mélancolie : « un paysage de mémoire et de douleur », selon les mots de l’artiste, teinté de rouge, référence à la couleur du régime communiste. La thématique de la séparation est abordée plus ouvertement au sud, dans un mode souvent plus sensible, parfois plus conceptuel. Art vi déo, sculptures, installations, photographies : les moyens sont variés pour traiter de ce traumatisme national. L’artiste Yee Sookyung retranscrit ainsi littéralement la fragmentation du pays avec des vases réalisés à partir d’éclats de porcelaine tradi tionnelle coréenne Joseon, métaphore de l’espoir de réunification. La fascination mêlée de tristesse face à l’existence de la frontière est appréhendée par l’artiste coréo-chinois Shen Xuezhe qui photographie le fleuve Tumen : malgré son apparence tranquille, cette frontière naturelle entre la Chine et la Corée du Nord se révèle infranchissable pour les candidats à l’exil. Le gouffre qui sépare les artistes des deux parties de la péninsule semble lui aussi insurmontable. Une situation à laquelle certains artistes sud-coréens tentent de remédier en établissant un dialogue artistique difficile et risqué avec l’autre côté de la frontière. Le projet de broderie que lança l’artiste coréenne Kyungah Ham en 2008 avec des brodeurs nord-coréens en est un exemple : grâce à des intermédiaires chinois, elle put faire réaliser des toiles brodées à partir de modèles qu’elle avait créés comme Chandelier, un emblème du luxe bien étranger à la Corée du nord.

North Korea Collective The Sea, 2008 Huile sur toile, 150 x295 cm Photo : Sigg Collection, Mauensee © The artist

ENTRETIEN AVEC ULI SIGG

Depuis une douzaine d’années, l’homme d’affaires et ancien ambassadeur de Suisse en Chine a rassemblé dans la discrétion une collection d’œuvres coréennes – des peintures officielles de la Corée du Nord, qu’il a pu exceptionnellement faire sortir du pays et des créations de Corée du Sud.

Quel attrait a sur vous l’art nord ou sud-coréen ?
Je dirais que c’est plutôt la thématique qui m’intéresse et cela n’a pas grand chose à voir avec mon propre goût esthétique. Mais quelque part, ce réalisme socialiste me plaît même si j’entretiens une distance idéologique ; on le retrouve dans sa variante la plus émotionnelle en Corée du nord. Il est frappant de voir que cette peinture d’histoire, qui a depuis longtemps disparu dans nos pays et que l’on ne retrouve plus qu’au Louvre, est une technique encore actuelle là-bas. En Corée du Sud, on trouve des très bons artistes contemporains qui excellent dans toutes les techniques artistiques. Et à l’aide de ces médias tout à fait différents, ils traitent des mêmes questions, de la séparation et de la proximité entre les deux pays. C’est cette thématique de la méconnaissance, de l’incompréhension entre les deux pays et la question frontalière, que j’ai eu envie d’approfondir par le biais de l’art.

Shen Xuezhe Tumen River: Dooman River Broken Bridge, 2010 Tirage gélatino-argentique, encadré 44,2 x 54,7 cm Photo : Sigg Collection, Mauensee © The artist

Vous êtes surtout célèbre grâce à votre collection d’art chinois contemporain. Entrevoyezvous des similitudes entre l’art coréen et l’art chinois?
Ce serait la peinture socialiste réaliste, bien qu’elle appartienne vraiment au passé en Chine. Dans l’exposition, on peut voir un tableau chinois daté de 1978 [Guang Tingbo] qui est probablement la dernière peinture d’histoire du pays. Car, ensuite, ce qui est arrivé chez nous, s’est aussi passé en Chine : c’est la photographie qui a pris le relais. En Corée du Nord, c’est encore le genre dominant et même l’unique expression si l’on met de côté l’art traditionnel ; alors qu’en Chine, les artistes se sont appropriés les nouveaux médias artistiques et travaillent comme dans le reste du monde mais bien sûr, avec en arrière-plan, leurs traditions chinoises et un propre style.

Yee Sookyung Translated Vases –The Moon 3, 2007 Éclats de céramique, résine époxy, feuilles d’or Diamètre 34 cm Photo : Sigg Collection, Mauensee © The artist

Envisagezvous un destin muséal pour votre collection d’art coréen à l’image de votre collection d’art chinois contemporain qui est maintenant exposée au musée M+ d’Hong Kong?
Il est clair que, contrairement à ma collection d’art chinois, cette collection d’art coréen n’est pas représentative de l’ensemble de la production artistiques des deux pays ; en ce sens, elle est plutôt anecdotique. En termes d’avenir, je ne me suis pas encore posé beaucoup de questions, mais je pense qu’elle pourrait bien avoir un avenir muséal.

Kyungah Ham Sweet-Sweet & Bling-Bling, 2009-2010 Nordkoreanische Stickerei auf Seide, 164 x 214 cm Photo : Sigg Collection, Mauensee © The artist

NOTA BENE

Au-delà des frontières – l’art nord-coréen et sud-coréen de la collection Sigg Kunstmuseum, Berne Jusqu’au 5 septembre 2021.

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