L’ART RUPESTRE ET SES COPISTES

Silhouette couchée portant un masque à cornes, Zimbabwe, Rusape, Diana’s Vow, 1929, Agnes Schulz, aquarelle sur papier, 105,5 x 147 cm © Frobenius-Institut
Silhouette couchée portant un masque à cornes, Zimbabwe, Rusape, Diana’s Vow, 1929, Agnes Schulz, aquarelle sur papier, 105,5 x 147 cm © Frobenius-Institut
Ingrid Dubach-Lemainque Le Musée Rietberg de Zurich expose les monumentales copies de peintures rupestres de la Collection Frobenius. Quand Leo Frobenius foula pour la première fois, en 1904, le sol de l’Afrique, un seul but l’animait : éclairer les origines de l’homme en retrouvant des traces de l’art préhistorique. Selon ses mots, les peintures rupestres constituaient « le livre illustré de l’histoire de l’humanité ». C’est bien à cette figure hors du commun, celle d’un célèbre anthropologue allemand, resté en marge du monde académique, Leo Frobenius (1873-1938), qu’il faut remonter pour dérouler l’histoire des expéditions qui portent son nom. Avec une équipe tournante constituée d’une vingtaine d’artistes allemands, il partit, entre 1913 et 1938, à la découverte de sites rupestres peu ou mal connus à travers le monde pour en réaliser des copies peintes. Côté coulisses, les expéditions furent des exercices périlleux: le contexte international troublé par les guerres rendit la logistique difficile et le travail dans des conditions extrêmes et des sites inhospitaliers, le plus souvent en zones désertiques, ame na les artistes au bord de l’épuisement. Au total, plus de cinq mille copies de gravures et de peintures rupestres furent exécutées sur toile ou sur papier, en couleur et en format original. Dessins, aquarelles et huiles sur toile de la main des peintres allemands de l’expédition, aujourd’hui conservés à l’Institut Frobenius à Francfort, témoignent de représentations tracées ou gravées dans la pierre il y a des milliers d’années; des trésors souvent difficiles d’accès, estompés...

Ingrid Dubach-Lemainque

Le Musée Rietberg de Zurich expose les monumentales copies de peintures rupestres de la Collection Frobenius.

Quand Leo Frobenius foula pour la première fois, en 1904, le sol de l’Afrique, un seul but l’animait : éclairer les origines de l’homme en retrouvant des traces de l’art préhistorique. Selon ses mots, les peintures rupestres constituaient « le livre illustré de l’histoire de l’humanité ». C’est bien à cette figure hors du commun, celle d’un célèbre anthropologue allemand, resté en marge du monde académique, Leo Frobenius (1873-1938), qu’il faut remonter pour dérouler l’histoire des expéditions qui portent son nom. Avec une équipe tournante constituée d’une vingtaine d’artistes allemands, il partit, entre 1913 et 1938, à la découverte de sites rupestres peu ou mal connus à travers le monde pour en réaliser des copies peintes. Côté coulisses, les expéditions furent des exercices périlleux: le contexte international troublé par les guerres rendit la logistique difficile et le travail dans des conditions extrêmes et des sites inhospitaliers, le plus souvent en zones désertiques, ame na les artistes au bord de l’épuisement.

Au total, plus de cinq mille copies de gravures et de peintures rupestres furent exécutées sur toile ou sur papier, en couleur et en format original. Dessins, aquarelles et huiles sur toile de la main des peintres allemands de l’expédition, aujourd’hui conservés à l’Institut Frobenius à Francfort, témoignent de représentations tracées ou gravées dans la pierre il y a des milliers d’années; des trésors souvent difficiles d’accès, estompés par le temps ou effrités par l’érosion. Dépeinte avec le plus grand réalisme et force de détails, la faune préhistorique y occupe une place prédominante. Tandis que les figures humaines, réduites à quelques traits, ce que Frobenius lui-même appelait « un art de la silhouette », animent scènes de chasse ou de rites sacrés, processions. À une époque où la notion d’art préhistorique n’était encore que balbutiante, ces images rupestres révélaient aux hommes du début du XXe siècle l’imaginaire collectif des sociétés primitives.

C’est surtout sur le terrain de prédilection de l’ethnologue, en Afrique, que des sites pariétaux majeurs furent découverts lors de ces expéditions : au Sahara, dans le désert de Nubie en Égypte, dans le désert de Namibie ou la savane du Zimbabwe sur les traces des Boshimans, des chasseurs-cueilleurs aux croyances chamaniques. En apportant, avec ces copies, la preuve de l’ancienneté des civilisations africaines et de l’existence de racines communes à l’Afrique et à l’Europe, Frobenius participait alors activement à l’élaboration d’une préhistoire africaine. Suivirent les expéditions en Australie et en Papouasie-Nouvelle Guinée, en Europe enfin sur des sites déjà fameux en Italie, en Espagne et les grottes d’Altamira, en Périgord français et en Scandinavie.

Dans les années trente, ces copies originales d’œuvres pariétales furent exposées pour la première fois au public : elles voyagèrent d’une métropole européenne à l’autre ainsi que dans trente-deux villes américaines. En Suisse, les copies firent halte avec succès à Bâle puis à Zurich au Musée des Arts Décoratifs en août 1931. À Paris, c’est à la Salle Pleyel que certaines toiles sont exposées en 1930; un événement auquel le critique Georges Bataille consacra un texte notant que «jamais jusque là, nos contemporains n’[avaient] eu la chance d’entrer en contact si intimement avec les formes les plus vivantes d’une vie humaine originelle qui n’était guère séparée de la nature». Cette réaction enthousiaste est à l’image de la réception de ces copies dans les cercles artistiques d’avantgarde alors que les peintures des expéditions Frobenius font l’objet d’expositions au Trocadéro à Paris en 1933 autour de l’«art préhistorique d’Afrique du Nord» et à New York, au MoMA, en 1937. Là, le directeur du musée, Alfred H. Barr, établit lui-même dans l’exposition des parallèles entre art préhistorique et art moderne, notamment le mouvement surréaliste, en faisant le constat que «l’art du XXe siècle s’[était] d’ores et déjà soumis à l’influence de la grande tradition de l’art mural préhistorique». C’est effectivement dans cette décennie trente que des artistes fascinés par la quête des origines développèrent ce qui a pu être nommé une «poétique de la préhistoire». Les expositions et les publications de Frobenius ne feront qu’alimenter les sources d’inspiration de Paul Klee ou Ernst Ludwig Kirchner mais aussi d’Alberto Giacometti, de Willy Baumeister ou de Jason Pollock.

Baleine «Pauspaus», Indonésie, Papouasie occidentale, Uruan, 1937, Albert Hahn, aquarelle sur papier, 68 x 96,5 cm
© Frobenius-Institut

À partir des années soixante, la collection Frobenius perdit pourtant en importance dans sa dimension documentaire. L’usage croissant de la photographie vint concurrencer les croquis dessinés. Après la seconde guerre mondiale, l’archéologie devenait une spécialité à part entière, appliquant des méthodes de datation et de recherches scientifiques. L’inexactitude des copies originales des expéditions Frobenius furent pointées du doigt. Bien que visant à une reproduction la plus fidèle possible, les copies de l’Institut Frobenius portent bel et bien la trace du style artistique et de l’interprétation personnelle de chacun des peintres. Et c’est justement ce qui émeut le spectateur contemporain: la beauté des créations des premiers hommes est d’autant mieux véhiculée par la main d’un artiste. Une croyance très ancrée chez Leo Frobenius, selon lequel «un dessin conçu avec une énergie bien vivante est bien plus significatif qu’une photographie prise mécaniquement ». L’anthropologue se félicitait même de ce que « les collaborateurs de l’Institut aient appris, au fil des années, à transmettre la spiritualité qui a donné vie à ces œuvres». Alors, qui l’eût cru? Tandis que les sites d’art rupestre se retrouvent aujourd’hui en danger (qu’ils soient vandalisés dans des zones de conflit ou victimes du tourisme de masse en Europe), ces copies exécutées il y a plus d’un siècle bénéficient d’une seconde vie. Témoignages inédits d’œuvres et de sites disparus ou dégradés, elles surpassent leur simple statut d’archives. Un destin que Frobenius lui-même n’aurait probablement pas renié.

NOTA BENE

Art préhistorique. Les peintures rupestres des expéditions de Frobenius Musée Rietberg, Zurich Jusqu’au 11 juillet 2021

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