« Le gotha du marché de l’art tient son 44e salon au bord du Rhin. La foire bâloise garde une longueur d’avance sur ses rivales, tandis que la Suisse, nonobstant sa petite taille, demeure au sommet mondial du négoce de l’art. »
Françoise Jaunin
Art Basel, c’est une « success story » à l’américaine. Née dans une ville d’à peine 170 000 habitants, elle est devenue une marque d’excellence à l’échelle mondiale, un label de prestige, le sésame qui ouvre le saint des saints du marché de l’art international. Toujours pilotée depuis les bords du Rhin, elle s’est aussi muée en une multinationale florissante désormais implantée sur trois continents. Onze ans après le lancement réussi et fructueux d’Art Basel Miami, qui tient ses assises au début décembre à la charnière entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine, Art Basel Hong Kong vient de naître en mai, après avoir racheté une part majoritaire de la foire Art HK, à la porte du marché de l’art asiatique. Pas de doute, l’entreprise Art Basel est un fleuron de l’entrepreneuriat, du savoir-faire et de la qualité made in Switzerland.
Fort bien, mais comment expliquer une telle réussite, inversement proportionnelle à la taille du pays ? Dans le livre qu’ils ont cosigné en 2011 : Le marché de l’art en Suisse du XIXe siècle à nos jours (SIK-ISEA ), Sébastien Guex et Paul-André Jaccard, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et responsable de l’Antenne romande de l’Institut suisse pour l’étude de l’art, ont cherché à comprendre comment la petite Suisse a pu, à la fin du XXe siècle, devenir l’une des plaques tournantes du marché de l’art mondial. Enquête difficile : « Comparées au marché de l’art, les banques sont un modèle de transparence » assure Sébastien Guex. Les statistiques montrent que si l’Amérique détient 40 %du marché de l’art mondial et la Grande-Bretagne 25%, la Suisse, l’Allemagne et la France se partagent le troisième rang avec des montants fluctuant entre 5 et 10 %du gâteau global. Le Japon, qui a eu jusqu’à 20 % de part de marché dans les années 1980, a replongé à son niveau d’avant 1960, tandis que montent en puissance la Chine, la Russie et l’Inde. Effet de mode ou phénomène durable ? L’avenir le dira. Quant aux paramètres de la réussite helvétique, ils sont pluriels : pendant la Première guerre, sa neutralité a incité nombre d’artistes et de collectionneurs à y chercher refuge et y développer le goût pour une certaine avant-garde. Prospérité économique aidant, de nouvelles fortunes industrielles se sont mises à s’intéresser à l’art et à y investir. La force du franc suisse ; le fait que la Suisse est le seul pays à ne pas avoir introduit le contrôle des changes pendant les deux guerres et la crise des années 1930 ; une législation très favorable dans les années 1950 et 1960 caractérisée par une TVA très basse, l’absence de droit de suite et des ports-francs bien organisés et très discrets, ont fait le reste.
Retour à Bâle et à sa 44ème édition sous l’égide de l’art, de l’argent et du glamour, son tiercé gagnant, et dans le superbe nouvel écrin de la Messeplatz signé Herzog & de Meuron (430 mio de francs) : une vaste place à demi couverte, un étonnant puits de lumière de 30 mètres de diamètre en son centre, trois grandes halles superposées et décalées les unes par rapport aux autres comme dans un savant jeu de construction, et des façades « tissées » en fines lamelles d’aluminium qui ondulent, jouent subtilement avec la lumière et rappellent le fin tressage des fils de cuivre du poste d’aiguillage de la gare de Bâle ou les souples entrelacs du « nid d’oiseau » du stade de Pékin, eux aussi griffés H & de M. À la croisée de l’art et de l’architecture, la nouvelle carte de visite de la « Messe » est spectaculaire !
Et comme chaque année, les médias rivalisent de superlatifs : Art Basel est la Mecque de l’art, la reine des foires, la plus belle, la plus prestigieuse, la plus importante… « C’est incontestable ! admet Christian Bernard, directeur du Mamco de Genève. C’est une entreprise ultra-professionnelle et florissante. L’essentiel des bonnes galeries de la planète est là et le niveau de qualité des œuvres est très haut. À l’intérieur d’Art Basel – avec les pièces monumentales et souvent spectaculaires d’Art Unlimited et les secteurs dédiés aux artistes, galeries et curateurs émergents, comme à l’extérieur où toute la ville est, en parfaite logique commerciale, investie par les foires et événements off, de Liste à Scope, Volta et les autres – Bâle a su garder une longueur d’avance sur ses rivales. Pour la Suisse, ce succès commercial et culturel est formidablement intéressant. Sauf que, d’un point de vue helvétique, je ne peux m’empêcher de déplorer le déséquilibre considérable des représentations alémanique et romande, même s’il est bien sûr à l’image du déséquilibre de la domination économique dans le pays. Mais ne soyons pas dupes : le rayonnement scintillant et planétaire de la foire provoque un effet de distorsion optique. Art Basel ne livre pas une radiographie de l’art, mais seulement de son marché. Cela dit, j’aime y aller pour réviser mes classiques, réajuster mes fichiers mentaux et faire quelques découvertes, d’hier autant que d’aujourd’hui. »
Directeur de la galerie Skopia à Genève, Pierre-Henri Jaccaud en est à sa vingtième participation à Art Basel, et il est l’un des rares exposants romands en piste en 2013 : sur les 304 galeries triées sur le volet parmi 1100 candidates, plus de 50 viennent de New York, près de 30 de Londres et autant de Berlin, et un peu moins de 20 de Suisse dont plus de la moitié de Zurich et quatre de Suisse romande. « C’est un peu grâce à la crise que j’ai pu y entrer en 1993, ironise-t-il. J’ai bénéficié d’une recherche de « sang neuf ». » Art Basel a été l’une des premières foires à réagir quand le marché spéculatif s’est effondré suite à la guerre du Golfe. Au-delà de sa haute exigence de qualité, elle a toujours su rebondir et imaginer de nouveaux secteurs d’exposition et organiser des rencontres et débats avec les gens les plus influents du marché. Il y a là une densité et une concentration uniques. C’est une plate-forme formidable pour faire connaître mes artistes. Un amplificateur et un accélérateur de premier choix. Mais je reste lucide : Art Basel ne réunit pas forcément le meilleur de l’art, mais sûrement le meilleur du marché. En janvier dernier, j’ai participé à artgenève pour la deuxième fois. Les ambitions n’y ont rien à voir avec Art Basel, mais je trouve le pari genevois réussi. J’y ai vu un public que je n’ai pas en galerie. Si les gens ne viennent pas à vous, il faut aller vers eux ! Artgenève joue parfaitement son rôle de lieu de rencontres à l’échelle régionale, là où Art Basel le fait à l’échelle mondiale. La complémentarité est intéressante. »
Pour la Lausannoise Alice Pauli qui fut parmi les pionniers de la foire et reste l’une de ses plus fidèles exposantes, le label d’excellence bâlois se mérite année après année : « Ne jamais aller deux fois à Art Basel avec les mêmes pièces, c’est la règle d’or ! Les mêmes artistes, oui, s’ils continuent d’évoluer : cela montre que la galerie travaille sur le long terme. Mais jamais les mêmes œuvres. Il y a à Bâle des experts extrêmement attentifs qui surveillent tout de très près. Et qui ne pardonnent pas ! Ce qui a changé depuis les débuts d’Art Basel, c’est que dans les milieux de la finance et du show business, il est devenu très tendance de collectionner de l’art contemporain. La raréfaction du marché de l’art moderne y est pour quelque chose, c’est sûr, mais il y a aussi un effet de mode. Aujourd’hui, la réussite implique qu’on ait de l’art contemporain et du design chez soi. »
Et que dire du pouvoir massif des hypercollectionneurs à la Pinault et des méga marchands à la Gagosian qui a relégué au second plan celui des curateurs et directeurs de musées qui tenaient le haut du pavé dans les années 1980 à 2000 ? « Ils ont bâti des empires tentaculaires. Aujourd’hui, c’est la puissance de l’argent qui domine le monde. Celui de l’art aussi » soupire Alice Pauli. « Il faut quand même relativiser, nuance Christian Bernard. Les grandes galeries ont toujours pesé sur le jugement en matière d’art, en bien comme en mal. Mais ce qui est très dur aujourd’hui, c’est que les musées ne peuvent tout simplement plus suivre financièrement. » « Ces influences même écrasantes ne touchent jamais que le court terme, médite Pierre-Henri Jaccaud. Le marché de l’art n’écrit qu’une page de l’histoire. À terme, c’est le temps qui jugera ! »
Françoise Jaunin