Reposant sur le fonds provenant en majeure partie de la donation de l’artiste dans les années 1920-1930 au Musée des beaux-arts de Rouen, l’exposition présentée à Evian du 7 mai au 6 septembre 2015, montre également des œuvres majeures issues de collections publiques françaises et de collections particulières.
La rétrospective du Palais Lumière propose d’évoquer la carrière de l’artiste dans sa diversité, à travers les moments forts de sa vie de peintre et d’écrivain, depuis son enfance parisienne aisée à ses séjours londoniens, en passant par sa vie mondaine, pour s’achever dans la retraite normande d’Offranville.
Qu’évoque pour nous le nom de Jacques-Emile Blanche ? Un peintre bien sûr ! Mais cette personnalité protéiforme est aussi celle d’un écrivain, d’un épistolier et d’un critique d’art, reconnu comme l’une des plus brillantes plumes de son temps. Il est également musicien… un excellent pianiste. On se souvient que l’homme intrigue, irrite ou séduit, qu’il ne peut se résoudre tout au long de sa vie, à faire un choix dans ses diverses activités : « J’oublie un peu quelle est ma véritable profession, peintre ou écrivain d’abord ? Écrivain-peintre ou peintre-écrivain ? » Loin de l’image du dilettante et du mondain raffiné qui s’attache à son nom, Blanche est en fait en possession d’un solide métier de peintre. Il l’exprime avec virtuosité dans ses portraits – au pastel ou à l’huile – des gloires mondaines, artistiques ou littéraires de son temps, mais aussi des personnes plus humbles de son entourage ; tous témoignant de la même acuité psychologique sans concession.
Né sous le Second Empire, dans un milieu bourgeois, éminemment cultivé, sensible aux arts et aux lettres de surcroît anglophile, il traverse la Grande Dépression des années 1870-1880, la Belle Époque, la Grande Guerre, les Années folles, puis la Crise économique de 1929 ; sa vie s’achève lors du second conflit mondial. Maintes mutations politiques, sociales, économiques, scientifiques et artistiques ont marqué cette période. Considéré comme un peintre autodidacte, Jacques-Émile Blanche, resté libre de tous dogmes modernistes bien qu’évoluant au cours de sa carrière, créée une œuvre intemporelle. L’artiste aux multiples facettes incarne à lui seul les « passages entre les arts », ces synesthésies qui forment l’horizon de toute démarche artistique au tournant des XIXe et XXe siècles.
Blanche s’oriente précocement vers le genre du portrait. La société la plus brillante de Paris fin de siècle passe par son atelier. Entre la fin des années 1880 et le début des années 1890, il réalise, en particulier, de nombreux portraits en pied de grand format où il combine son intérêt pour la physionomie et le souci d’exprimer le raffinement d’un type social. Le modèle s’y détache sur un fond neutre et clair. La gamme chromatique limitée aux teintes froides (blanc, beige et noir), ainsi que la fluidité de la facture, affirme explicitement la référence de Blanche à l’égard de ses maîtres, Édouard Manet (1832-1883) et Abbott McNeil Whistler (1834-1903). Il exécute également de délicats portraits d’enfants, dont il donne des témoignages d’une rare profondeur, mettant à profit les conseils d’Auguste Renoir (1841-1919) qui ont guidé ses premiers pas dans la carrière de peintre. Rappelons qu’à tout juste quinze ans, grâce aux relations de son père, il navigue dans un milieu d’avant-garde et achète des paysages de Claude Monet (1840-1926) et de Paul Cézanne (1839-1906), subissant de facto l’influence des impressionnistes.
On considère souvent que l’œuvre de Jacques-Émile Blanche retrace le visage d’une époque à travers les multiples portraits qu’il a laissés des plus importants personnages de son temps, français comme anglais. Telle est en effet son ambition, comme le révèle une lettre à Jean Cocteau (1889-1963) : « Ce que je prétends à recréer, c’est quelque chose comme l’atmosphère, le ton d’une époque. » Il portraiture aussi des figures encore peu connues et son célèbre portrait de Marcel Proust (1871-1922) date d’une époque où celui-ci n’a encore rien publié ! Scrutateur hors pair de l’âme de ses contemporains, Blanche ne peut s’exclure lui même du champ des ses recherches psychologiques. Il compose de nombreux autoportraits nous permettant de découvrir ses diverses facettes, correspondant aux différentes périodes de sa vie et de sa carrière. Membre de la bonne société, Blanche sert également de modèles à d’autres artistes.
À plusieurs reprises il traite, dans d’ambitieuses compositions, des scènes prises dans un quotidien où affleure une étrange solennité. Qu’il s’agisse de L’Hôte ou Le Dernier Souper (1891-1892), audacieuse transposition des Pèlerins d’Emmaüs dans un intérieur bourgeois de la fin du XIXe siècle – au centre de la composition, c’est le peintre Louis Anquetin (1861-1932) qui nous rappelle la figure du Christ ressuscité – ou de l’énigmatique Une panne (v.1905), diptyque qui enferme femmes et hommes dans une silencieuse incommunicabilité. Il saisit ces instants de la vie moderne, où s’expriment à la fois ce qu’il doit à la tradition savante de la peinture, et le trouble d’une époque en mutation.
Vivant à Paris et à la belle saison à Dieppe, sur la côte normande, Blanche travaille et expose également à Londres (pratiquement dès ses débuts). Entre 1905 et 1913, il y demeure souvent plusieurs mois d’affilée, au point d’y louer un atelier où posent de nombreuses personnalités. Ces longs séjours sont aussi pour lui l’occasion de se confronter à des répertoires plus rarement pratiqués ailleurs : il consacre ainsi des dizaines d’œuvres au spectacle de la rue londonienne, en travaillant parfois depuis la fenêtre d’un fiacre aménagée en atelier mobile. En 1911, il reçoit la commande d’une suite de toiles décrivant les cérémonies du couronnement (22 juin 1910) du roi Georges V (1865-1936) destinées à décorer l’ambassade de France. Il n’en réalisera que les esquisses. Il s’attache aussi, à cette période, à peindre la place particulière qu’occupent les manifestations sportives dans la vie sociale anglaise, comme les régates et les courses hippiques.
En 1912, la Biennale de Venise, créée en 1893, s’agrandit. Blanche, qui y expose depuis 1895, dispose d’une salle entière pour y présenter ses œuvres et en concevoir l’aménagement. C’est pour lui l’occasion de se confronter au grand décor et de rivaliser avec d’autres artistes, comme Maurice Denis (1870-1943) ou Édouard Vuillard (1868-1940). Il se lance à corps perdu dans ce chantier monumental qui va l’occuper durant les années 1911-1912. L’originalité qu’il déploie dans le traitement de la couleur marque une étape importante dans sa carrière de peintre. La frise qu’il réalise se compose de toiles faisant alterner des loggias à l’italienne peuplées de spectateurs ou de natures mortes aux couleurs vives, et de paravents d’inspiration extrême-orientale aux tonalités assourdies.
Le genre de la nature morte, que Blanche pratique tout au long de sa carrière, revêt pour lui une importance symbolique. Comme il le rappelle dans La Pêche aux souvenirs (1941-1942) c’est avec la représentation d’une brioche qu’il accède aux yeux d’Édouard Manet, son modèle, au statut de peintre. Héritier de la tradition nordique, mais également d’un maître comme Jean Siméon Chardin (1699-1779), Blanche exprime dans ses natures mortes cet amour du beau métier auquel il accorde une grande importance comme peintre tout comme critique d’art. Si l’artiste traite régulièrement le genre de façon autonome, il intègre des natures mortes au sein de composition plus ambitieuses, à l’image de L’Hôte.
Durant la guerre, l’abbé Gentil, curé-doyen d’Offranville – lieu de villégiature de l’artiste et de sa famille, depuis 1902, dans l’arrière-pays dieppois – fait appel à Blanche pour réaliser Le Mémorial d’Offranville, hommage aux soldats morts. Tous les habitants du village viennent poser dans son atelier et peuvent se reconnaître dans l’œuvre qui conserve le souvenir de leur douleur. Il réalise de nombreuses études de détail et une première esquisse d’ensemble en 1917. Le Mémorial, toujours en place dans l’église, est achevé en 1919. À la fois civique et religieux, c’est l’un des premiers monuments aux morts de la Grande Guerre. Par le réalisme de la scène, il rappelle Un enterrement à Ornans (1849-1850) de Gustave Courbet (1819-1877) et, par la dignité majestueuse des personnages, L’Enterrement du comte d’Orgaz (1586-1588) du Greco (v.1541-1614).
Ses talents littéraires, longtemps occultés par son œuvre peinte, notamment ses quelque 1 500 portraits au rendu psychologique aigu, sont redécouverts depuis quelques années. Sa correspondance est étudiée et publiée de façon méthodique ; ses écrits commencent à être réédités, notamment ceux sur l’art. On s’attend à lire sous la plume du critique d’art des jugements acerbes sur ses aînés et ses contemporains, mais même s’ils ont pu prêter à polémiques, ses propos, d’une grande érudition, sont souvent bienveillants. En fait, comme il n’écrit que sur ce qui l’intéresse, son style alerte bien que subjectif évite la critique. Vifs et pleins de parti-pris ses jugements n’en demeurent pas moins d’incontournables témoignages sur l’élite intellectuelle et artistique qu’il a côtoyée. Souvent présenté comme un mondain, au sens négatif du terme, il est en fait un gentleman.
Jacques-Emile Blanche