Donner et donner à voir

DONNER-ET-DONNER-a-VOIR
Mécénat d'importance et déambulation photographique : la maison Fendi et son styliste star, Karl Lagerfeld, célèbrent les glorieuses fontaines de Rome. L'univers du luxe nous a depuis longtemps, et fort plaisamment, accoutumés aux événements caritatifs – dîners de gala scintillant de jais et crépitant de flashes, lancements de produits spécifiques... – ainsi qu'aux fondations promouvant l'art contemporain. Les maisons florissantes semblent par là témoigner d'un souci général, respectivement du présent et de l'avenir, considérer les tristesses d'aujourd'hui et les classiques de demain. Or, depuis quelque temps, leur générosité commence à prendre une troisième forme, touchant cette dimension sans laquelle les deux autres ne valent rien : le passé. En 2008, le soutien de Bréguet permit ainsi la restauration de ce chef-d'œuvre de l'architecture française qu'est le Petit Trianon. Aujourd'hui Fendi permet – avec une donation de deux millions et demi d'euros – en plus de celle du carrefour magique des Quattro Fontane, la restauration de la Fontaine de Trevi. Nul visiteur de Rome ne peut manquer de voir et de revoir ce lieu, théâtre monochrome dont la rumeur trahit dans les rues alentour l'emplacement où le bruit de l'eau s'étageant de roche en roche le dispute au brouhaha de la foule ; quatre colonnes, surmontées des quatre Saisons, y font un rideau entre les pans duquel surgit Océan ; on y voit six fenêtres réelles, prises dans le spectacle ! on songe à ces loges qui jadis étaient au-delà de la rampe ; et, comme au-dessus d'une scène, des armes couronnent le tout. Ce sont celles...

Mécénat d’importance et déambulation photographique : la maison Fendi et son styliste star, Karl Lagerfeld, célèbrent les glorieuses fontaines de Rome.

L’univers du luxe nous a depuis longtemps, et fort plaisamment, accoutumés aux événements caritatifs – dîners de gala scintillant de jais et crépitant de flashes, lancements de produits spécifiques… – ainsi qu’aux fondations promouvant l’art contemporain. Les maisons florissantes semblent par là témoigner d’un souci général, respectivement du présent et de l’avenir, considérer les tristesses d’aujourd’hui et les classiques de demain. Or, depuis quelque temps, leur générosité commence à prendre une troisième forme, touchant cette dimension sans laquelle les deux autres ne valent rien : le passé. En 2008, le soutien de Bréguet permit ainsi la restauration de ce chef-d’œuvre de l’architecture française qu’est le Petit Trianon. Aujourd’hui Fendi permet – avec une donation de deux millions et demi d’euros – en plus de celle du carrefour magique des Quattro Fontane, la restauration de la Fontaine de Trevi. Nul visiteur de Rome ne peut manquer de voir et de revoir ce lieu, théâtre monochrome dont la rumeur trahit dans les rues alentour l’emplacement où le bruit de l’eau s’étageant de roche en roche le dispute au brouhaha de la foule ; quatre colonnes, surmontées des quatre Saisons, y font un rideau entre les pans duquel surgit Océan ; on y voit six fenêtres réelles, prises dans le spectacle ! on songe à ces loges qui jadis étaient au-delà de la rampe ; et, comme au-dessus d’une scène, des armes couronnent le tout. Ce sont celles du pape Clément XII à la mort de qui, en 1740, cette fantasmagorie était quasi achevée. Il faut se réjouir que Fendi assure sa perpétuation, sa transmission aux prochaines générations. Dans ce « musée des musées » qu’est l’Italie – comme l’écrivit André Chastel – les ruines elles-mêmes, celles de Pompéi par exemple, menacent aujourd’hui ruine.

Pour accompagner cette largesse, Karl Lagerfeld, qui dessine les collections féminines de Fendi depuis près de cinquante ans, signe un livre de photographies consacré aux fontaines de Rome, nous proposant sa vision d’une des caractéristiques de la ville. Quelle autre capitale peut en effet se prévaloir d’être la reine des vasques et des clapotis ? D’offrir au flâneur, esthète, assoiffé, une eau jaillie d’une coquille géante imaginée par un génie, Le Bernin (Fontaine des Abeilles) ?

Dès la seconde moitié du XVIe siècle, dans le cadre de la Réforme catholique, les papes s’efforcèrent de refaire de l’Urbs la ville la plus fastueuse du monde. S’opposant aux austérités protestantes, on renouait avec un certain esprit médiéval, celui qui avait présidé au surgissement des cathédrales, qui voyait dans la profusion artistique une célébration de la Création et une possible préfiguration de la Jérusalem céleste. À une époque qui, pour la plupart des hommes, était pestilentielle, offrir abondamment l’eau dans des fontaines dignes des arcs de triomphe d’autrefois (Fontana dell’Acqua Felice, Fontana dell’Acqua Paola…), timbrées des clefs de saint Pierre, c’était contribuer au triomphe de l’Église autant qu’au progrès de la salubrité. Mais encore – les retables du Caravage en témoignent – on méditait à nouveau l’idée médiévale selon laquelle Dieu est lumière : les vitraux de Saint-Denis ou de Chartres, comme des parois de pierres précieuses, en la matérialisant l’avaient chantée ; de même l’eau divisée en milliards de gouttes tombant dans les bassins de Rome, paradis de réfraction ? On parle bien, pour désigner la limpidité d’une gemme, d’eau. L’archétype de cet optimisme expansif, aquatique, est sans conteste la Fontaine des Quatre Fleuves du Bernin, Place Navone. La domine un obélisque, une croix fichée dans le pyramidion. Cela symbolise la suprématie de la chrétienté sur le paganisme mais témoigne aussi d’une fascination pour les hiéroglyphes, que l’on pensa longtemps être un langage divin plein de sagesse, non un simple alphabet. À la base du monument se tiennent, sur des escarpements, le Danube, le Nil, le Gange et le Rio de la Plata, quatre synecdoques massives pour les quatre continents que réglait le Saint-Siège. On ne peut que vouloir faire le tour de cette petite montagne constamment et gaiement inondée, puis, forcément, longeant le prisme millénaire, lever les yeux vers le ciel.

Les belles photographies en noir et blanc de Karl Lagerfeld suggèrent des sentiments différents. On y voit moins l’eau que la pierre. Elles révèlent le revers de la médaille romaine, torpeur, nostalgie, insatisfaction. « Toutes les réputations, écrivit Stendhal dans sa Vie de Mozart, se font petites en entrant dans cette ville célèbre, où l’on a l’habitude des plus belles choses en tout genre. » La Dolce Vita de Fellini procède du même désenchantement, particulièrement la célèbre scène nocturne, soudainement diurne, où Anita Ekberg et Marcello Mastroianni badinent dans la Fontaine de Trevi. Un des clichés du couturier montre, à gauche de la Fontaine des Tritons (Piazza Santa Maria in Cosmedin), construite entre 1717 et 1719 sur le modèle de celle du Bernin (Piazza Barberini), deux pins parasols : ils sont denses, semblent fixes, imbibés de noir comme les éponges d’Yves Klein sont imbibées de bleu ; les tritons semblent tristes. Songeons qu’une des raisons pour lesquelles Karl Lagerfeld aime la photographie, et photographier lui-même, c’est qu’elle garde trace du néant, de la seconde qui avait tel ou tel aspect, mais ne reviendra plus. C’est un art de l’une fois. Or, le beau sujet qui nous importe ici s’y prête particulièrement, car une fontaine n’a pas deux secondes de suite le même aspect ; comment penser raisonnablement que l’eau qui y coule coulera, ne serait-ce qu’une fois, à nouveau exactement ainsi ? Son achèvement tressaille sans cesse.

Ces photographies ont été exposées en juillet dernier à Paris, sous cinq demi-sphères facettées, noires, alignées sur les berges de la Seine à côté du Pont Alexandre III. Étrange enveloppe rappelant les brillantes sculptures de Xavier Veilhan. Cette exposition, intitulée The Glory of Water – c’est aussi le titre du livre (Steidl) – est attendue dans d’autres villes du monde.

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