Léon-Paul Fargue disait du café que c’était sans doute « l’institution la plus solide de France ». Née probablement en Éthiopie et en « Arabie heureuse », cette boisson aux vertus médicinales, divinatoires et psychotropes ne cesse de susciter engouement et fantasmes. Démonstration toute en saveurs au MuCEM de Marseille.
Par Bérénice Geoffroy-Schneiter
Serré, allongé, « noisette », « à la turque » ou filtré, arabica ou robusta, le « petit noir » — comme on le surnomme affectueusement dans les bistrots parisiens – rythme la vie quotidienne de millions de personnes à travers le monde. Qu’on le déguste brûlant au petit matin pour se réchauffer, ou tout au long de la journée pour stimuler son énergie et féconder sa créativité, le café (de l’arabe qahwah) est bien davantage qu’une simple boisson : c’est un rituel, un art de vivre, une philosophie. Point de hasard si nombre d’artistes et d’écrivains ont confessé leur addiction pour ce breuvage amer au parfum grisant. Pour Jean-Michel Djian, qui assure le commissariat de l’exposition du MuCEM, « il y a dans l’odeur du café, comme dans le bol qui lui sert d’écrin, une poussière de vie qui évoque en creux la madeleine de Proust ». Et l’écrivain d’égrener la longue liste des aficionados de cet « élixir de l’âme » qui tient les sens et l’esprit en éveil. Balzac (qui déclarait en boire cinquante tasses par jour !), Voltaire, Napoléon, Alphonse Allais, Roland Barthes mais aussi, plus proches de nous, Jim Jarmush, Zoé Valdès, Douglas Kennedy…, tous ont succombé à l’appel entêtant du café et à ses vertus stimulantes. Van Gogh raconte ainsi dans sa correspondance à son frère Théo « qu’il ne quittait sa première tasse du matin, bue dans son lit, que pour aller la remplir de nouveau dans le bistrot d’en face ». Alors seulement le peintre néerlandais maniait avec fièvre ses pinceaux, avant de s’abandonner à une autre drogue, infiniment plus dangereuse : la verte absinthe, désormais chassée des estaminets et des bistrots… Dans son capharnaüm de Meudon, l’ermite Céline puisait, lui aussi, dans son bol de porcelaine rempli de moka la force de noircir des pages de son écriture survoltée. Et il y aura encore, captées par les objectifs de William Klein, de Brassaï ou de Cartier-Bresson, ces foules d’anonymes – ouvriers, amoureux, dandys, hommes d’affaires – qui ne cesseront de sacrifier au même rituel, les mains crispées religieusement sur leur tasse, une cigarette aux lèvres…
Nul ne sait précisément quand le café a été réellement découvert. Selon Antonio Fausto Nairone, un théologien voyageur du XVIIe siècle, c’est un berger d’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie) qui aurait vu ses chèvres s’agiter bizarrement après avoir brouté les feuilles et les graines d’un arbuste. Improvisant une décoction rudimentaire, il aurait alors préparé, sans le savoir, le premier kawa. L’orientaliste Antoine Galland réfutera néanmoins la véracité de cette légende, lui préférant un manuscrit daté du XVe siècle dans lequel un certain Aldhabbani, originaire d’Arabie, raconte qu’il a consommé du café perse : cette boisson aurait eu le pouvoir « d’égayer l’esprit, de donner de la joie ». Telle une traînée de poudre, la consommation du café va alors gagner toutes les provinces d’Orient au point d’inquiéter les autorités religieuses. Réunie à La Mecque en 1511, une assemblée d’ulémas en proscrit l’usage et va jusqu’à brûler des sacs de café dans les rues ! Un procès similaire se tient au Caire vers 1520, incitant les fidèles à se détourner de cette boisson aux effets euphorisants et qui les détourne de la vraie foi. On va alors jusqu’à implorer le secours des médecins pour stigmatiser ce « breuvage de mécréant », mais rien n’y fait. L’habitude de boire du café s’installe définitivement dans le monde arabe et gagne bientôt l’ensemble du monde islamique. De Gérard de Nerval à Théophile Gautier, les voyageurs occidentaux ne manqueront pas de décrire ces premières échoppes où l’on traite des affaires, fume du tabac, joue de la musique, et où l’on consomme du café et autres narcotiques ! Selon l’historien turc Ibrahim Peçevi, le premier café littéraire digne de ce nom est inauguré à Constantinople en 1555, sous le règne de Soliman le Magnifique. Les habitués de ce lieu (des savants, des juges, des professeurs et des derviches) s’y adonnent aux échecs et au trictrac, y récitent des poèmes et devisent sur les arts, les sciences et la littérature. Véritables « Écoles du Savoir », les cafés jouent bientôt un rôle essentiel dans toute la sphère de l’Empire ottoman, de la péninsule arabique au Maghreb, en passant par l’Égypte. Ainsi, on recense en 1630 un millier de maisons de café au Caire dans lesquelles les clients dégustent leur boisson préférée, tout en admirant des danseuses aux courbes voluptueuses…
C’est à Leonhard Rauwolf, un médecin allemand de retour d’un voyage de dix ans au Moyen-Orient, qu’il incombe d’être le premier Occidental à décrire le breuvage en des termes singulièrement positifs : « une boisson aussi noire que l’encre, utile contre de nombreux maux, en particulier les maux d’estomac. Ses consommateurs en prennent le matin, sans se dissimuler, dans une coupe en porcelaine qui passe de l’un à l’autre et où chacun prend une rasade sonore. Elle est composée d’eau et du fruit d’un arbuste appelé bunnu. » On connaît la suite… Introduit par les marchands vénitiens, le café pénètre en Europe aux alentours de 1600 et est régulièrement consommé dans la Sérénissime dès 1615. Un siècle plus tard, le célèbre café Florian ouvre ses portes… Ce n’est qu’en 1669, à la faveur du séjour à Versailles d’un émissaire de la Sublime Porte du nom de Soliman Aga que la Cour, puis la capitale, se convertissent à leur tour à la boisson amère. Là encore, l’engouement est total et les grandes dames rivalisent de coquetterie pour sacrifier à cette nouvelle mode dans leurs salons parés de brocards. À Marseille (d’où débarquent les sacs de grains provenant d’Égypte), le premier café ouvre ses portes en 1671. À Paris, le premier établissement est fondé en 1672 par un Arménien du nom de Pascal, à quelques encablures du Pont-Neuf. Mais le plus célèbre des cafés parisiens ne sera autre que le Procope (du nom de son propriétaire) qui invente un nouveau procédé de préparation : faire percoler de l’eau chaude dans le café moulu retenu par un filtre. L’établissement innove aussi en acceptant parmi ses clients les femmes ! Bientôt, et ce jusqu’à nos jours, la fine fleur du monde des lettres et du théâtre va fréquenter ce temple des Lumières, de Crébillon à Voltaire, qui avoue consommer jusqu’à douze tasses de café par jour ! À partir du milieu du XIXe siècle, c’est au tour des artistes et des poètes de redessiner les contours de la géographie des cafés parisiens, passant, au gré des engouements, de la rive droite à la rive gauche, de Montmartre à Montparnasse. Courbet et Baudelaire fréquentent la Brasserie Andler-Keller (sise à l’angle de l’École de Médecine), Van Gogh le Café du Tambourin (dans le quartier de Pigalle), avant que Picasso, Modigliani, Apollinaire et Max Jacob n’investissent La Rotonde et n’inventent le mythe des Montparnos. Hélas, la Première Guerre mondiale va disperser ces nomades sans bagages qui ont jeté les bases de l’art moderne et érigé le cosmopolitisme au rang de philosophie.
Mais que l’on se rassure ! Un siècle plus tard, d’Aden à New York en passant par Londres, on sacrifie toujours au rituel convivial et enivrant du café, tandis que les artistes et les écrivains ne cessent d’en explorer les infinies séductions…
Café in, jusqu’au 23 janvier 2017, MuCEM, Marseille, reservation@mucem.org