A Paris, le Grand Palais consacre ses cimaises à l’œuvre de Georges Remi, alias Hergé. Le mudac de Lausanne lui donne la réplique, en collaboration avec le Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. En effet, Hergé entretenait des liens étroits avec la Suisse, particulièrement la région lémanique, où il venait régulièrement.
L’exposition du mudac s’ouvre sur la carrière d’Hergé à ses débuts. Pour vivre, il se multiplie comme affichiste, graphiste, illustrateur, usant de toutes les techniques à disposition et alternant les styles. Il explore ainsi les diverses facettes de ce qu’on appelait alors la réclame, qui impose un langage percutant, compris de tous. Cette discipline contraignante n’est certainement pas étrangère à son sens de la communication.
C’est dans ce contexte qu’Hergé aborde la bande dessinée, avec le personnage de Totor, boy scout débrouillard, préfiguration de Tintin. Celui-ci, le reporter à la houppette, fera son apparition en 1929, dans le Petit Vingtième, supplément hebdomadaire d’un grand quotidien bruxellois destiné à la jeunesse. Cette première aventure a pour cadre le pays des Soviets. Suite de gags plutôt que récit véritable, ce premier opus rencontre pourtant un franc succès, préludant aux tirages mirifiques des futurs albums.
A propos de la genèse de Tintin, il faut se reporter à l’album L’Affaire Tournesol (1956), dont la première partie se déroule en Suisse, à Genève et à Nyon. Page 42, on voit le capitaine Haddock en train de lire un journal et, à la devanture du kiosque où il vient de l’acheter, on distingue des affichettes, dont l’une est titrée L’Echo illustré. Il s’agit d’un petit magazine, d’obédience catholique, édité à Genève et distribué dans toute la Suisse romande. Hergé en fait mention, sans craindre le voisinage avec des poids lourds de l’édition comme Paris Match et Marie Claire, car il se souvient que c’est dans les pages de cette modeste publication que Tintin a fait ses premiers pas hors de Belgique. Façon de rendre hommage aux responsables du magazine en question, auxquels il vouait une profonde et fidèle reconnaissance, traduite d’une étonnante façon : le privilège pour L’Echo illustré de pouvoir publier les aventures du jeune héros avec une semaine d’avance sur son concurrent, le Journal de Tintin, créé en 1946. Une aubaine pour les lecteurs suisses ! La connaissance de cette étape de la carrière d’Hergé, je la tiens de mon père, qui faisait partie du conseil d’administration de L’Echo illustré et qui reçut Hergé dans notre maison familiale.
L’exposition du mudac accorde une large place à la Chine, car c’est avec l’album Le Lotus bleu que les aventures de Tintin prirent la forme qui allait leur assurer une place
éminente dans le domaine foisonnant de la bande dessinée. Hergé se donne la peine désormais de se documenter sérieusement, en l’occurrence auprès de Tchang Tchong-jen, alors étudiant à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Et il commence à se soucier de réalisme, notamment dans les paysages, les costumes, les véhicules. Ses personnages gagnent aussi en épaisseur psychologique, même si l’auteur ne se départit jamais d’une certaine distanciation, due à son sens de l’humour, un humour qui mériterait à lui seul un chapitre ( mais comment l’illustrer dans une exposition ? ).
Une salle est ensuite consacrée aux différents supports qui ont véhiculé les aventures de Tintin. Albums (souvent remaniés), journaux et ce qu’on nomme aujourd’hui les produits dérivés : figurines, maquettes, papier à lettres, timbres, cartes de vœux. Cette salle retrace également, originaux à l’appui, l’évolution du style d’Hergé, parallèlement à l’entrée en scène des personnages secondaires et récurrents qui accompagnent Tintin, le capitaine Haddock, le professeur Tournesol, les policiers Dupondt, etc., ceux qui constituent ce qu’on a appelé sa « famille de papier », présente dans l’exposition sous la forme d’une frise murale à échelle humaine.
Cependant, la partie la plus fascinante de la rétrospective est celle qui commente la méthode de travail d’Hergé, passant des premières esquisses au crayon à la distribution par case des vignettes. Le long processus de création comprend notamment la mise en couleur, exécutée par de petites mains, dont fit partie une certaine Fanny, devenue aujourd’hui, après avoir été la seconde épouse d’Hergé, Fanny Rodwell, celle qui veille jalousement sur son héritage artistique, à travers Moulinsart SA. Dessins préparatoires, mise en page, détourage à l’encre, coloriage à l’aquarelle sont bien mis en évidence à partir de quelque quarante planches originales ( ! ), dont celles destinées à Objectif Lune (l’album paraît en1953), particulièrement suggestives.
A partir de 1950, Hergé s’est entouré de collaborateurs, fondant sous le nom de Studios Hergé un véritable atelier, qui n’était pas sans fonctionner un peu à la manière de ceux des Anciens, Rubens par exemple. Le maître se réservait l’essentiel de l’œuvre, tout en gardant le contrôle général. Il s’en remettait à d’autres pour la documentation et aussi l’exécution de certains éléments secondaires, comme les décors. Jacques Martin fut de ceux-là. Sans délaisser son œuvre propre, les aventures d’Alix, il joua auprès d’Hergé le rôle de bras droit, partagé avec Edgar P. Jacobs. J’ai eu la chance de connaître Jacques Martin, qui habitait Lausanne une partie de l’année.
C’est à Jacques Martin que je dois des renseignements de première main sur un sujet que l’exposition de Paris traite longuement : la passion d’Hergé, manifestée sur le tard, pour la peinture moderne et contemporaine. Témoin cette anecdote : un jour, au domicile du créateur, la femme de ménage endommage par inadvertance un tableau, œuvre d’un artiste du groupe CoBrA. Affolée, la malheureuse appelle Jacques Martin, qui se trouve présentement aux Studios Hergé. Il accourt et, complaisant, répare le dégât avec toute l’habileté dont il était capable, au point de rendre l’intervention presque invisible. Mais le soir venu, de retour à son domicile, Hergé, de son regard acéré, décèle aussitôt la supercherie. Il n’en voudra pas à la domestique ni à son collaborateur. Mais depuis ce jour, la vision de ce tableau lui deviendra insupportable et il décidera de s’en séparer. Le prix remporté aux enchères sera pour lui un sujet d’étonnement. Ce qu’il acquérait, avec pour première pensée de faire plaisir à un ami galeriste, prenait une importance insoupçonnée. Et, loin de toute idée de spéculation, sa vocation de collectionneur s’en trouva renforcée.
L’exposition lausannoise insiste sur la caractéristique du style d’Hergé, dont il est le maître incontesté : « la ligne claire ». Mais on pourrait dire aussi bien, voire mieux, « la ligne pure ». Car l’obsession de la pureté est omniprésente dans l’œuvre d’ Hergé, et pas seulement en matière de graphisme. Tintin, son héros, est un pur, sans défaut, un modèle en somme, que son créateur ne voudra jamais altérer, même si ce caractère lisse, au moral comme au physique, finira par lui peser, au point d’accorder toujours plus de place au capitaine Haddock, sa contrepartie. D’autres l’ont déjà dit, la pureté « hergéenne » trouvera son expression ultime dans Tintin au Tibet (1960), où la neige des sommets himalayens remplit les pages de sa blancheur, à peine souillée par les pas du yéti. Et ce vingtième album sera aussi l’occasion de renouer avec Tchang, le jeune chinois, dont l’apparition au côté de Tintin, en 1934, fit entrer la saga dans l’âge adulte.
Le Monde d’Hergé, Lausanne, mudac (Musée de design et d’arts appliqués contemporains), jusqu’au 15 janvier.
Hergé, Paris, Grand Palais, jusqu’au 15 janvier.
Comme illustrations, choisir le dessin de la fusée, non montré à Paris et, si possible, une autre encore.