Alors que l’exposition universelle 2025 qui s’annonce à Osaka dans quelques semaines promet de dévoiler des pavillons aux architectures tant innovantes que spectaculaires, l’occasion est toute trouvée pour faire un tour d’horizon d’une discipline où les Japonais excellent.
Pour qui voyage au Japon et parcoure les villes et mégalopoles du pays, un constat s’impose: ici, il suffit de regarder à gauche et à droite, de lever les yeux au ciel pour réaliser à quel point l’architecture est chose vivante. On y construit autant qu’on y détruit, en très petits volumes comme en immenses tours à dizaines d’étages; l’innovation technique, l’expérimentation esthétique est omniprésente. En moyenne, un bâtiment a une durée de vie de cinquante ans – les villes japonaises sont des laboratoires d’architecture à grande échelle.

Cardboard Church, Christchurch (Nouvelle-Zélande), photo: Bridgit Anderson
On connait les particularités de la péninsule nippone en termes géographiques, celle d’être une terre volcanique, soumise aux tremblements de terre mais aussi vulnérable aux catastrophes météorologiques comme les typhons, une donnée qui modelé le rapport des Japonais à leur environnement. En mémoire, le séisme de 1923 qui détruit la quasi totalité des habitations de la capitale ou l’épisode de Fukushima en 2011. La chute de l’empire nippon après sa défaite à la fin de la seconde guerre mondiale a elle aussi été synonyme de destructions massives dans le pays: les bombardements de villes par l’armée américaine et le largage des bombes atomiques sur les villes de Nagasaki et d’Hiroshima vont causer des dégâts si nombreux que le chantier de la reconstruction sera phénoménal.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le Japon, pays fermé aux influences étrangères pendant plus de deux siècles jusqu’à son ouverture au monde moderne en 1868 et son entrée dans l’ère Meiji, aura connu plusieurs vagues d’inspiration architecturale: de la reconstruction d’après-guerre et au postmodernisme des années 1945-1950 aux derniers développements innovants en matière de technologie et de matériaux dans les années 2000-2020. A chaque époque, des figures marquantes ont émergé – le pays est celui qui compte au monde le plus grand nombre d’architectes récipiendaires du prix Pritzker, surnommé « le Nobel de l’architecture ». C’est sur le sol de leur propre pays que ces expérimentations architecturales (notamment en termes de normes anti-sismiques) voient d’abord le jour, avant que leur talent n’essaime dans le monde entier, notamment en Suisse. Les œuvres de quatre seulement parmi les plus emblématiques d’entre eux seront ici brièvement esquissées .
L’ambiguïté dans les références architecturales choisies par les architectes japonais contemporains, les plus anciens étant nés au lendemain de la seconde guerre mondiale, est souvent grande – à l’image de Tadao Ando oscillant entre un immense respect envers architecture japonaise la plus traditionnelle incarnée par les maisons de thé, les temples bouddhistes ou sanctuaires shintoïstes et de l’autre une attirance pour les théories modernistes de Le Corbusier et les expérimentations de l’Américain Frank Lloyd Wright. Le résultat? Un travail minimaliste en termes de matériaux (avec une affection particulière pour le béton), une prédilection pour la pureté des lignes et un usage de la lumière tout en finesse. Son projet pour une église près d’Osaka, The Church of the Light (1989) portait déjà cette marque qui se lit jusque dans ses tout derniers projets de réaménagements de sites historiques – du Palazzo Grassi et la Punta della Dogana à Venise à la Bourse du Commerce à Paris en 2021 (photo). « Je voudrais créer une architecture qui touche les gens par sa beauté »: cette citation d’Ando témoigne de la partition esthétique qui se joue dans le travail de l’architecte.
D’autres architectes issus de cette génération après-guerre continuent de dominer la scène architecturale japonaise – Kengo Kuma par exemple, qui vient de signer une intervention spectaculaire avec une vaste canopée en bois pensée comme une pièce de tissu au CAM-Centro de Arte Moderna Gulbenkian à Lisbonne (photo). Lui aussi, c’est dans les traditions spirituelles du Japon qu’il dit aller puiser son inspiration, s’efforçant de « gommer » le côté matérialiste de l’architecture pour en retenir la substance: ce n’est pas tant l’objet bâti qui est important que l’idée qui a prévalu à son existence, le savoir de sa construction – à l’image du sanctuaire shintô d’Ise, dont les 125 bâtiments sacrés sont déconstruit et reconstruit tous les vingt ans à l’identique. Son souci de l’intégration de l’objet architectural à son environnement (un jardin), son usage de matériaux locaux (comme le bambou) sont quelques uns des traits caractéristiques de sa pratique, magistralement appliquée au Musée Nezu à Tokyo en 2009.
Première femme architecte de premier plan au Japon, Kazuyo Sejima formée chez l’architecte Toyo Ito, a créé avec l’architecte Ryue Nishizawa le duo le plus célèbre mais aussi le plus discret de l’architecture japonaise au sein de l’agence SANAA active depuis 1995. Leur dette aux principes de base de l’architecture du Corbusier est présente dès leurs premières réalisations, notamment celui de l’unité d’habitation. Mais c’est l’intégration de leurs bâtiments à l’environnement qui constitue le point fort de leur travail: du musée d’Art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa (2004) où ils ont travaillé sur la circulation des visiteurs dans un bâtiment rond, ouvert sur l’extérieur au profil de long tapis rectangulaire du Rolex Learning Center (2010) de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (PHOTO), « le paysage créé à l’intérieur du bâtiment est une continuation du paysage que l’on retrouve dans la ville » selon leurs mots. Au Louvre-Lens en 2012 (PHOTO), le duo a conçu un bâtiment muséal tout en longueur et horizontalité, aplanissant le site encore marqué par son passé minier et l’y intégrant de manière respectueuse.
Faisons un dernier détour par le travail de Shigeru Ban, audacieux promoteur des matériaux les plus fragiles, tel le carton qu’il a décliné sous forme de ses « Paper Tube Structures » (structures en tube de papier) qui ont notamment été employées dans le domaine de l’architecture de l’urgence pour répondre au problème du relogement des victimes du tremblement de terre de Kobe et des réfugiés au Rwanda en 1995, mais aussi lors de l’Exposition universelle de Hanovre, en 2000. L’architecte qui a fait de l’éphémère son thème de prédilection a particulièrement marqué avec la Cardboard Cathedral érigée à Christchurch en Nouvelle-Zélande en 2013 (PHOTO) deux ans après le tremblement de terre qui avait détruit quatre-vingt pour cent du centre-ville bâti. Le lieu présente l’aura d’un lieu sacré malgré – ou grâce – à l’utilisation d’un matériau modeste, le papier, avec lequel tous les éléments de mobilier (des chaises aux porte-chandelles) ont été confectionnés. Le siège de la marque horlogère Swatch en 2019 (PHOTO) porte encore la marque de l’innovation, longue structure organique reposant sur ossature grillagée en bois, un matériau traditionnel choisi pour ses propriétés écologiques et durables.
Une architecture remplie de sens, un goût prononcé pour l’innovation technique et l’expérimentation des formes, une interrogation subtile de l’intégration du bâti à son environnement – pays du signe et de l’écriture selon le penseur français Roland Barthes qui a consacré au pays une étude (L’Empire des signes, 1970), le Japon est, plus largement, celui de la forme.