La forme suit le mouvement

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Antoine Léonetti Le Centre Pompidou a choisi d'inviter l’architecte suisse Bernard Tschumi pour sa première grande rétrospective française. Une belle opportunité pour comprendre l’univers de ce grand penseur du mouvement en architecture. L’architecte Louis Sullivan, le fameux « père » des gratte-ciel construits à Chicago à la fin du xixe siècle et mentor d’autres bâtisseurs de légende comme Franck Lloyd Wright, est l’auteur d’une petite phrase qui a révolutionné l’architecture contemporaine : « form follows function » (la forme suit la fonction). Autrement dit, ce sont les fonctions assignées à un projet de construction qui doivent guider la conception des volumes avant que ne s’imposent extravagances esthétiques et autres utopies. Une maxime fort logique, en lien avec la célèbre triade vitruvienne « commodité, solidité, beauté ». Elle survint fort à propos au moment où l’utilisation des poutres d’acier ouvrait la voie à de vertigineuses perspectives volumétriques, proposant un encadrement salutaire aux architectes d’alors épris de gigantisme. Mais cette belle formule agira aussi comme un puissant stimulant éditorial chez les grands constructeurs-penseurs des courants modernes ou postmodernes, de Le Corbusier à Peter Eisenman, en passant par Rem Koolhaas ou Christian de Portzamparc qui, à l’instar de Vitruve et Palladio, ont eu le souci de laisser aussi leur empreinte sur le papier. Musée de l’Acropole 2001-2009 © Peter Mauss / Esto Bernard Tschumi (Lausanne, 1944) occupe en ce sens une position toute particulière au sein de cette jeune génération d’architectes des années 1970 épris d’idéaux, désireux de mettre en avant les concepts...
Antoine Léonetti
Antoine Léonetti

Le Centre Pompidou a choisi d’inviter l’architecte suisse Bernard Tschumi pour sa première grande rétrospective française. Une belle opportunité pour comprendre l’univers de ce grand penseur du mouvement en architecture.

L’architecte Louis Sullivan, le fameux « père » des gratte-ciel construits à Chicago à la fin du xixsiècle et mentor d’autres bâtisseurs de légende comme Franck Lloyd Wright, est l’auteur d’une petite phrase qui a révolutionné l’architecture contemporaine : « form follows function » (la forme suit la fonction). Autrement dit, ce sont les fonctions assignées à un projet de construction qui doivent guider la conception des volumes avant que ne s’imposent extravagances esthétiques et autres utopies. Une maxime fort logique, en lien avec la célèbre triade vitruvienne « commodité, solidité, beauté ». Elle survint fort à propos au moment où l’utilisation des poutres d’acier ouvrait la voie à de vertigineuses perspectives volumétriques, proposant un encadrement salutaire aux architectes d’alors épris de gigantisme. Mais cette belle formule agira aussi comme un puissant stimulant éditorial chez les grands constructeurs-penseurs des courants modernes ou postmodernes, de Le Corbusier à Peter Eisenman, en passant par Rem Koolhaas ou Christian de Portzamparc qui, à l’instar de Vitruve et Palladio, ont eu le souci de laisser aussi leur empreinte sur le papier.

Musée de l’Acropole 2001-2009
Musée de l’Acropole 2001-2009 © Peter Mauss / Esto

Bernard Tschumi (Lausanne, 1944) occupe en ce sens une position toute particulière au sein de cette jeune génération d’architectes des années 1970 épris d’idéaux, désireux de mettre en avant les concepts et les idées plus que les styles, de travailler en relation avec d’autres disciplines (le cinéma, la littérature, les arts plastiques, la philosophie) et de rester en prise directe avec le monde culturel, universitaire et éditorial. Formé à l’École polytechnique fédérale de Zurich, Tschumi a enseigné, entre autres, à l’Université de Princeton, à la fameuse Cooper Union et à l’Université de Columbia. Suisse naturalisé français, il vit aujourd’hui entre Paris et New York et refuse la formule des starchitects, présents aux quatre coins de la planète grâce à d’immenses studios fourmillant de travailleurs. Son équipe, réduite à une trentaine de collaborateurs, lui permet de garder un contrôle direct sur ses projets et de poursuivre sa réflexion de théoricien de l’architecture ou son activité au sein du Collège international de philosophie…

Plus que la simple fonction sullivanienne, l’événement social et le mouvement des corps qui en résulte ont très tôt défini le regard théorique de Bernard Tschumi sur les volumes. « L’architecture ne concerne pas simplement l’espace et la forme, elle concerne aussi l’événement, l’action, et ce qui se déroule dans cet espace. […] Pas d’architecture sans action, pas d’architecture sans événement, pas d’architecture sans programme .» Ce puissant concept fondateur l’emmène vivre à New York pour explorer de manière révolutionnaire l’annotation du langage corporel (par exemple des photos de personnages de film en pleine action) mis en parallèle avec celui du langage architectural, dans de saisissants croquis artistiques des années 1970 (Manhattan Transcripts, Screenplays). Il s’inspire pour cela de représentations qui montrent aussi des aspects dynamiques : des annotations chorégraphiques, des plans de déploiement militaire.La forme suit donc le mouvement : une idéedu mouvement, un « concept » en définitive, voire une « fiction », comme Tschumi l’évoque lui-même dans un projet d’opéra pour Tokyo, dans les années 1980 : « la forme suit la fiction ».

Vacheron Constantin 2001-2004 © Peter Mauss / Esto
Vacheron Constantin 2001-2004
© Peter Mauss / Esto

On perçoit l’application concrète de cette démarche dès ses premières réalisations architecturales où l’idée de mouvement est omniprésente, et en particulier dans les structures qui y sont directement consacrées. Les escaliers, les ponts ou les passerelles sont clairement mis en exergue, voire fréquemment surlignés d’un vif émail rouge vermillon, qui est devenu l’une de ses signatures. Pour la construction du Parc de la Villette surtout, première commande de grande envergure au début des années 1980, il conçoit une trentaine de Folies, petits pavillons rouges qui quadrillent le parc tous les 120 mètres. Matérialisation des Manhattan Transcripts, dont les noms évoquent l’idée de circulation : échangeur, écluse, escalier, belvédère, rond-point, observatoire… ces Folies rappellent aussi les Structures cubiques et ajourées des années 1960 de Sol LeWitt. Pour le plan général du parc, Tschumi a superposé trois systèmes géométriques : des lignes (droites ou courbes, comme la « promenade cinématique ») pour la circulation générale, des points (les Folies) – réminiscence de ses études pour le Joyce’s Garden de 1976 – et des surfaces (les grands espaces verts pour le jeu), un système dont on retrouve aujourd’hui un écho à la Cité de la culture de Peter Eisenman, à Saint-Jacques-de-Compostelle. Un parc où la culture prend clairement le pas sur la nature : tout y est agencé en premier lieu pour l’organisation d’activités de loisir et d’événements.

Zénith de Limoges 2003-2007 © Christian Richters
Zénith de Limoges 2003-2007
© Christian Richters

Cette philosophie se retrouve dans ses autres grandes réalisations. À l’École d’art du Fresnoy (1997), rénovation spectaculaire d’un ancien complexe de loisirs, il lance au-dessus de celui-ci une gigantesque toiture ajourée de larges verrières en forme de nuages, et veinée de passerelles. Aux deux Zéniths de Rouen (2001) et Limoges (2007), il obtient un remarquable dynamisme visuel grâce à la mise en quinconce de grandes coquilles, striées verticalement comme des anneaux de croissance. À Cenon, près de Bordeaux, la toiture mouvementée du Centre culturel Le Rocher de Palmer (2010), époustouflant puzzle de grands triangles métalliques rouges vifs, ressemble à de gigantesques cristaux flamboyants. À Athènes, l’imposant Musée de l’Acropole (2009), comme plusieurs boîtes planes empilées les unes sur les autres, flotte sur des vestiges archéologiques et s’élève respectueusement au pied du plateau rocheux, pour offrir une vue à couper le souffle sur le monument et sur la ville. En Suisse, la délicate toiture en méandres de la manufacture horlogère Vacheron Constantin (2005) constitue un prodige d’élégance. À Vincennes, sa magistrale rénovation du Parc zoologique (2014) repose sur l’idée que « l’architecture doit être au service du paysage, et non l’inverse », et qu’il convient d’effacer les frontières entre les animaux et les visiteurs : cet objectif est réalisé par l’usage de grands madriers de bois brut revêtant irrégulièrement les bâtiments consacrés autant aux uns qu’aux autres. Le mouvement, on le retrouve aussi dans cette insolite passerelle SNCF de la Roche-sur-Yon (2010), qui lui a valu un prestigieux prix de design du groupe Condé Nast : point de passage de la ville ancienne vers la ville moderne, ce long tube formé d’un entrelacs de spirales rouge sang évoque, tel un réseau de veines, la circulation la plus vivante par définition. Une récurrente couleur rouge qui lui a valu bien sûr de nombreuses questions : il répond par le titre de son dernier ouvrage  : « Le rouge n’est pas une couleur », c’est une idée, une représentation du mouvement en somme et qui, telle son inséparable écharpe rouge, reste indissociable de son intérêt pour l’événement. On tardera d’ailleurs à lui confier de grands projets purement résidentiels : le premier sera son audacieuse Tour de logements BLUE à New York (2005), et il regrette encore aujourd’hui de ne pas construire plus de logements.

La rétrospective du Centre Pompidou rassemble près de trois cent cinquante dessins, croquis, collages et maquettes inédits, et met l’accent sur 45 projets parmi ceux qu’il a réalisés dans le monde entier. La mise en scène et la déambulation dans l’exposition ont été conçues par Tschumi lui-même : une occasion parfaite d’expérimenter sa vision de l’intégration du mouvement dans un espace architectural. Une obsession du mouvement très en ligne donc avec ces aventureuses années 1970, certes, mais elle contraste aussi avec l’architecture… de son propre père. Car Bernard est en effet le fils de Jean Tschumi (1904-1962), grand bâtisseur lausannois, auteur de l’impressionnant siège de Nestlé à Vevey, de celui de l’OMS à Genève ou de La Vaudoise à Lausanne. D’admirables bâtiments intemporels et d’une grande élégance, qui tous transmettent bien la sensation de sécurité et de contrôle voulue par leurs commanditaires. Mais aussi une certaine forme d’immobilité qui a peut-être eu sur le jeune Bernard l’effet d’une page blanche, à partir de laquelle proposer une rupture et de nouvelles audaces : mouvement, action, événement, programme, fiction… Tel est le credo de Tschumi fils, auteur d’un travail d’une grande cohérence qui lui a valu le Prix national d’architecture (1996). Cette grand-messe célébrée aujourd’hui résonnerait-elle comme les prémisses d’une prochaine intronisation pritzkérienne ?

Nota Bene : Rétrospective Bernard Tschumi, Centre Pompidou, du 30 avril au 28 juillet 2014.

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