L’HOMME QUI MURMURAIT À L’OREILLE DES DIEUX
En ces temps troublés où la Méditerranée se transforme parfois en tombeau, qu’il est bon de naviguer en compagnie du fier Ulysse et d’errer au fil de ses aventures rocambolesques et amoureuses ! L’éditrice « aux doigts de rose » Diane de Selliers a, en effet, eu l’heureuse idée de proposer une réédition dans sa Petite Collection de la traduction mythique de Victor Bérard agrémentée des superbes aquarelles, collages et dessins au feutre de l’artiste italien Mimmo Paladino. Et c’est un enchantement ! Nullement littérales, les illustrations apportent un contrepoint poétique aux vagabondages malheureux de « l’homme aux mille ruses » et puisent leur inspiration dans les silhouettes primitives esquissées au flanc des vases grecs ou des tombeaux étrusques. « Mes images ne veulent pas raconter l’histoire, seulement des allusions. La conception de cette œuvre est musicale », confiait l’artiste lors de la première publication du livre. Par son graphisme épuré et son format plus maniable, cette nouvelle édition devrait séduire un public de néophytes comme d’hellénistes chevronnés. Premier roman initiatique sur le doute et l’errance, le long poème d’Homère n’a en effet jamais paru aussi moderne…
L’Odyssée, texte intégral, traduction de Victor Bérard, notes de Silvia Milanezi, 92 œuvres de Mimmo Paladino, Éditions Diane de Selliers, 19 x 26 cm, 300 pages.
LES FANTÔMES LITTÉRAIRES DE FRANCIS BACON
S’il réfutait toute source littéraire dans ses œuvres, Francis Bacon confessait cependant « ne pouvoir imaginer la vie sans littérature ». Ses dieux tutélaires avaient pour noms Eschyle, Shakespeare, Conrad, Nietzsche, ou bien encore T.S. Eliot. Grand amoureux de Paris et de ses écrivains, le peintre britannique entretint de surcroît des relations amicales avec Michel Leiris ou Jacques Dupin, se plongea dans l’œuvre de Georges Bataille, rencontra Marguerite Duras… Bizarrement, aucune exposition ni aucun livre n’avaient levé le voile sur cet aspect de la personnalité de Francis Bacon, ne retenant bien souvent que la dimension tragique ou sulfureuse de ses œuvres. Lorsque l’on sait que la bibliothèque du peintre britannique contenait quelque mille ouvrages, on mesure l’importance que la littérature revêtait dans son processus créateur, « stimulus puissant de son imaginaire ». Réparation sera faite cet automne grâce à l’ambitieuse exposition du Centre Pompidou et au beau catalogue qui l’accompagne, dirigés tous deux par Didier Ottinger et joliment baptisés « Bacon en toutes lettres ». On poursuivra cette introspection littéraire en se plongeant dans le splendide ouvrage que l’écrivain et poète Yves Peyré consacre à celui qui fut son ami. Composé de sept textes, tantôt intimes, tantôt analytiques, et scandé d’illustrations pleine page restituant le raffinement chromatique et la crudité féroce des toiles de l’artiste (dont les sublimes triptyques), le livre oscille entre confession nostalgique et exercice du regard. Sous la plume d’Yves Peyré, on lit ainsi : « En vérité, l’œuvre de Bacon tout entière est une immense Orestie érigeant le fait divers en mythe, fouillant l’atmosphère contemporaine pour révéler le foyer de la tragédie : ici même, dans la rue, c’est-à-dire dans le cœur de quiconque […]. » Que peut-on rajouter à ces lignes ?
Bacon en toutes lettres, sous la direction de Didier Ottinger, Éditions du Centre Pompidou, 23 x 30 cm, 242 pages. Francis Bacon ou la mesure de l’excès, par Yves Peyré, Gallimard, 24 x 29 cm, 328 pages, 130 illustrations.
LE GÉNIE PROLIFIQUE DE ROLAND TOPOR
Illustrateur, peintre, écrivain, poète, metteur en scène, chansonnier et même acteur, Roland Topor conjuguait tous les talents. Cette personnalité facétieuse et onirique collabora avec René Laloux pour son long-métrage La Planète Sauvage, dessina l’affiche du film Le Tambour de Volker Schlöndorff, travailla avec Fellini sur son Casanova… Mais Topor était aussi et avant tout un prodigieux dessinateur dont le crayon explorait les facettes les plus sombres et les plus tourmentées de son âme. Les Cahiers dessinés, qui ont déjà consacré plusieurs ouvrages à l’artiste, réunissent dans un premier volume ses chefs-d’œuvre en noir et blanc où l’on retrouve quelques-unes de ses plus intimes obsessions : hallucinations cauchemardesques, corps disloqués, tourments de l’Éros… Nommé à titre posthume satrape du Collège de Pataphysique, ce grand admirateur de Sade nous a légué à sa mort, en 1997, une œuvre foisonnante teintée d’humour et d’érotisme, dont on ne cesse aujourd’hui de mesurer la virulence et l’extraordinaire poésie.
Topor, Chefs-d’œuvre 1, Les Cahiers dessinés, 208 pages.
CHARLOTTE PERRIAND: LE TEMPS DE LA CONSÉCRATION
« La nature m’a faite femme, mais je travaillais avec des hommes et je faisais bien mon boulot », tels étaient les mots laconiques de Charlotte Perriand pour résumer sa carrière. Longtemps reléguée dans l’ombre de Le Corbusier, elle fut pourtant l’une des créatrices les plus engagées et les plus inventives de son temps, révolutionnant le rapport à l’espace « pour vivre en harmonie avec les pulsions les plus profondes de l’homme », selon ses propres termes. Alors que la Fondation Vuitton s’apprête à célébrer cette femme solaire, une avalanche d’ouvrages souligne l’extraordinaire modernité de ses tabourets, tables et autres bibliothèques maintes fois réinterprétés par la jeune garde du design. Sous la plume alerte de Laure Adler, biographe hors pair, c’est une Charlotte juvénile, militante, féministe et sportive qui revit au fil des pages et des magnifiques photographies de cet attachant essai publié aux éditions Gallimard. On y découvre ses multiples voyages initiatiques (d’abord en URSS, puis quelques années plus tard au Japon où la fonctionnalité et l’épure des maisons trouveront un écho parfait dans ses créations), ainsi que son amour viscéral de la nature et de la montagne. Publié chez Skira, un très bel ouvrage accompagné d’essais éclairants nous fait pénétrer, quant à lui, au cœur même de l’esthétique prônée par Charlotte Perriand où tout n’est qu’élégance, quiétude et harmonie. Photographiées dans des intérieurs de collectionneurs, défilent ainsi les créations atemporelles et ludiques qui ont fait la gloire de cette magicienne de l’espace : tabouret tripode, fauteuil à dossier basculant, table joliment baptisée « Forme libre », bibliothèques Brésil ou Nuage. Enfin, chez Norma, Jacques Barsac publie le quatrième volume consacré à l’œuvre complète de celle qu’il rencontra en 1981 et dont il ne cesse, depuis, de mettre en lumière le travail. S’y déploie une autre facette de la créatrice, pionnière de l’architecture bioclimatique qui dirigea de main de maître la conception urbanistique et architecturale des bâtiments Arc 1600 et Arc 1800 de la célèbre station de ski, ainsi que l’architecture intérieure de plus de quatre mille cinq cents logements. « La neige, la montagne pour tous : quel beau rêve ! », s’exclama alors cette femme généreuse et visionnaire.
Charlotte Perriand, par Laure Adler, Gallimard, 304 pages, 200 illustrations. Living with Charlotte Perriand, sous la direction de Jean-François Laffanour, textes de Cynthia Fleury, Elisabeth Vedrenne, Anne Bony, Skira, 352 pages, 300 illustrations. Charlotte Perriand. L’œuvre complète volume IV. 19681999, par Jacques Barsac, préface de Michelle Perrot, Norma Editions, 528 pages, 800 illustrations.
FLORAISONS NIPPONNES
On ne mesure guère, de nos jours, la fascination qu’exercèrent les estampes japonaises sur les artistes de la fin du XIXe siècle, parmi lesquels Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Monet, Manet… Par leurs cadrages audacieux, la fraîcheur de leurs coloris et ce sentiment de la nature à nul autre pareil, ces ukiyo-e (images du monde flottant) allaient revivifier leur regard et nourrir leur inspiration. Souhaitant célébrer le cent cinquantième anniversaire des relations diplomatiques entre la France et le Japon, les éditions Hazan remettent à l’honneur des ouvrages magnifiant les créations raffinées des plus grands maîtres de l’époque d’Edo. Indispensable pour comprendre les mécanismes de production et de diffusion de l’estampe, l’ouvrage de Nelly Delay séduit par l’ampleur de l’iconographie et la justesse des analyses. Volontiers plus léger, un charmant coffret rassemble des estampes des plus grands paysagistes nippons, immortalisant avec grâce le ballet des saisons. Enfin, un troisième livre déroule « à la japonaise » les trente-six vues du Mont Fuji nées sous le pinceau habité d’Hokusaï. Soit la plus belle des invitations pour pénétrer au cœur des atermoiements de l’âme nipponne…
L’estampe japonaise, Nelly Delay, Hazan, reliure asiatique à rubans, 21,6 x 27,9 cm, 328 pages, 258 illustrations. Les saisons par les grands maîtres de l’estampe japonaise, Hazan, volume quadri relié en accordéon, plus un livret en noir et blanc, 226 pages, 56 illustrations. Hokusaï, Les Trente-six vues du Mont Fuji, Hazan, volume quadri relié en accordéon, plus un livret en noir et blanc, 16 x 23 cm, 186 pages, 46 illustrations.
REMBRANDT À LA LOUPE
S’il est un artiste qui a hissé l’introspection vers des sommets vertigineux, c’est bien Rembrandt ! Nulle ridule, nulle promesse d’affaissement des chairs ne semblent en effet échapper à son pinceau-scalpel comme à son crayon virtuose… À l’occasion du trois cent cinquantième anniversaire de la mort du peintre, les Éditions Taschen publient trois ouvrages somptueux. Le premier nous plonge au cœur même de sa matière picturale, de ses jeux scéniques d’ombres et de lumières, de ses empâtements généreux. Le second met en lumière son prodigieux talent de dessinateur et de graveur, sondant comme nul autre la complexité de l’âme humaine, transformant un paysage ou un épisode biblique en méditation philosophique. Enfin, un troisième livre déroule la longue et fascinante galerie de ses autoportraits, véritable cartographie de ses états d’âme, de ses joies comme de ses abysses…
Rembrandt. Tout l’Œuvre peint, Taschen, 29 x 39,5 cm, 744 pages. Rembrandt. Tous les dessins et toutes les eaux-fortes, Taschen, 29 x 39,5 cm, 756 pages. Rembrandt. Les autoportraits, Taschen, 29,9 x 34 cm, 176 pages.
Bérénice Geoffroy-Schneiter