Le ciseau d’un maître grec de la fin du VIe siècle av. J.-C. a su allier, dans la création d’une tête casquée en marbre des îles, la grâce à la vertu guerrière, le charme à la menace
Un chef-d’œuvre qui a résisté au temps.
Il y a toujours, dans les œuvres sculptées de l’archaïsme grec, une manière de fraîcheur qui me fait penser au printemps. Ainsi en est-il de la tête, sans doute en marbre des îles, que j’ai pu examiner récemment, dans une collection privée de la Suisse (fig. 1). Certes, cette tête casquée, brisée à la base du cou, n’a pas été épargnée par les injures du temps. Détachée du corps auquel elle appartenait, elle a subi quelques mutilations, dont les plus graves l’ont privée de son nez et d’une partie de son menton. Toutefois ces dommages n’ont rien ôté à son charme : ainsi le profil droit (fig. 2) est presque intact, où la joue, ne seraient les légères incrustations qui en parsèment la périphérie, a gardé toute la saveur de son modelé original. Quant à la perte de la partie antérieure du casque, avec le bord des couvre-joues et le nasal, elle n’empêche en rien de goûter le contraste dont a joué le sculpteur entre la rigidité de la pièce d’armure et le moelleux de l’épiderme. De la même manière, il a opportunément accentué l’opposition entre les plages unies de la chair et le relief accidenté des cheveux, qui bordent le front et les tempes de motifs ciselés, et qui retombent vers les épaules en deux cascades distinctes de mèches crantées (fig. 3).
Le sculpteur : un virtuose du marbre.
Le savoir technique y est souverain. Si le cimier cassé, dont il subsiste quelques traces sur le timbre du casque, était, en partie au moins, sculpté dans la masse (fig. 4), certaines mèches de la coiffure, à l’arrière, ont disparu, qui étaient travaillées à part avant d’être logées dans de longs canaux creusés verticalement : un fragment appartenant au réseau de ces mèches rapportées subsiste dans l’encoche horizontale taillée en retour derrière l’oreille (fig. 5). C’est là la marque de la virtuosité du maître sculpteur, comme de son désir d’accroître autant que possible, les effets qui décorent cet objet. Et de même que les accidents dont j’ai dressé plus haut le constat n’altèrent en rien la séduction qu’elle exerce, de même une telle maîtrise, n’offusque en aucune manière l’impression de jeunesse, de grâce naïve qui émane du style dela tête. Commeau temps où son créateur l’a fait naître, le sourire très discret qui éclaire doucement les traits (fig. 6) y fait toujours souffler cette brise du printemps archaïque que j’évoquais plus haut. Mais où et quand soufflait-elle ? Et d’abord, à qui attribuer ce visage, dont l’aménité attendrit la note guerrière qu’introduit le casque ?
Têtes casquées.
La représentation du guerrier casqué ne manque pas dans la plastique des Grecs, grande ou petite, en marbre, bronze ou terre cuite, ces Grecs pour qui les conflits armés n’étaient pas des événements rares. La grande sculpture de l’archaïsme en offre déjà maints exemples : ainsi, au musée de Berlin, le beau torse d’un combattant cuirassé trouvé à Samos a conservé sa tête coiffée d’un casque qui la protège entièrement, comme celle d’un guerrier du musée de Sparte baptisé imprudemment Léonidas. Conservée à Olympie, une tête de la fin de l’archaïsme (fig. 7 ?), dont j’aurai à reparler, présente, comme le marbre de la collection suisse, le casque relevé, détail qu’on retrouve ensuite dans les temps classiques avec l’image obligée du stratège grec, surtout connue par les quelques bustes romains qui reflètent l’effigie de Périclès. Si l’on s’en tient aux œuvres du premier millénaire av. J.-C., le motif du guerrier casqué apparaît dès la période géométrique, en particulier sur les grands vases funéraires d’Athènes. Le VIIe siècle av. J.-C. en assure la continuité : ainsi le décor polychrome de la célèbre « œnochoé Chigi » du musée de la Villa Giulia à Rome comprend deux rangées d’hoplites qui s’affrontent avec leurs casques à haut cimier alignés comme à la parade. L’origine corinthienne de ce vase peut s’accorder avec la forme spécifique de nombreux casques trouvés dans les grands sanctuaires de la Grèce, à Olympie en particulier, que les bronziers de Corinthe ont dû produire en nombre, même s’ils n’en sont pas les « inventeurs ». Le type de casque « corinthien » placé sur la tête en marbre de la collection helvétique appartient à la dernière phase de son histoire : on y voit le relief de deux arcs de cercle qui font saillir les côtés de la calotte pour se rejoindre au-dessus de l’emplacement du nasal, ici disparu, comme les deux corniches d’un fronton (fig. 8). Cette calotte surplombe ainsi la paroi recouvrant le visage et le cou, où une légère échancrure, au niveau de l’oreille, ouvre le bord inférieur, lui donnant l’agréable profil d’une accolade. Mais si la tête de la collection privée porte ce casque relevé sur le haut du crâne, comme le montrent maintes images sculptées, parmi lesquelles se distinguent surtout les nombreuses statues trouvées à Égine et conservées à Munich et Athènes (fig. 9?), elle illustre clairement un usage moins souvent figuré, à savoir le port, sous le couvre-chef en bronze, d’un bonnet dont l’ourlet en cordon cerne le crâne assez loin du rebord du casque pour laisser voir une surface unie et polie, qui pourrait bien imiter le cuir : on pense ici, en particulier, au guerrier B de Riace, qui a perdu son casque, mais gardé son bonnet, comme aussi au célèbre médaillon de la coupe attique à figures rouges du Peintre de Sosias, au musée de Berlin (fig. 10?), où Achille casqué bande le bras de son ami Patrocle, qui a ôté son casque, et dont la tête se présente coiffée de ce bonnet.
Un cimier énigmatique.
Quelques mots encore, sur ce casque : le creux profond que la cassure des couvre-joues et du nasal découvre est semblable à celui que l’on voit sur les marbres d’Égine, obtenu par le travail de l’outil au travers de l’ouverture des yeux (fig. 11?). Il est un détail plus difficile à interpréter. Sur la calotte, on l’a dit, se trouve le relief d’une bande étroite dont la faible saillie est interrompue par la cassure. Nuldoute qu’il ne s’agisse de la base du cimier, comme on peut le vérifier sur certaines têtes d’Égine (fig. 12 ?). Or de part et d’autre du « talon » de ce bandeau, dans une zone confuse au relief inégal, deux petits trous symétriques ont été forés pour des tenons en marbre dont les extrémités sont encore en place. De plus, la bande porte plus haut les traces de deux longs arrachements distincts, lesquels se suivent à quelques centimètres de distance, curieusement décalés vers la droite. Certes, la céramique peinte donne à voir des cimiers et des aigrettes en tout genre, dont les systèmes d’attache et le décor varient (fig. 13?). Toutefois rendre compte du montage de celui-ci n’est pas aisé, comme il est impossible de dire quels ornements étaient fixés par deux autres petits tenons symétriques placés sous la saillie de la calotte, au-dessus de l’échancrure du bord.
Guerrier ou déesse armée ?
Autre incertitude : j’ai soigneusement évité, jusqu’à présent, de me prononcer sur le sexe de la statue à laquelle cette tête appartenait. Mais il faut y venir. En l’absence de détails discriminants comme les boucles d’oreille, dont je n’ai pas discerné de traces d’arrachement, la tête peut aussi bien être celle d’un soldat aux cheveux longs, comme le torse de Samos cité plus haut, que celle de la déesse guerrière Athéna, dont on connaît l’abondance des représentations depuis le haut archaïsme. J’opterais toutefois plus volontiers pour Athéna, en raison de la richesse décorative de la mode capillaire. Certes, la tête casquée conservée à Olympie que je citai plus haut, pourvue d’une barbe bien virile, donne aussi à voir un dispositif de mèches rapportées encore plus complexe. Mais on pense ici, par exemple, à l’extrême féminité d’une coré du musée de l’Acropole d’Athènes, où la coiffure est élaborée avec des effets encore plus riches, obtenus par la même technique. Après tout, quoique déesse de la guerre et de la sagesse, Athéna n’en est pas moins femme. Maintes effigies la présentent parée de multiples ornements.
Quelques réflexions sur le style.
Cependant un tel édifice de cheveux nous dit plus, en dirigeant nos regards vers une tête de caryatide conservée à Delphes (fig. ?), avec laquelle la nouvelle tête ne partage pas seulement la technique des mèches ajoutées, mais, à ce qu’il me semble, une certaine manière de traiter le visage. Celui de l’Athéna que je propose est frontal, malgré une légère asymétrie de la retombée des mèches un peu plus éployées sur sa gauche (est-ce un indice du mouvement qu’exécutait le corps ?) ; son ovale est plein, composé de courbes et contrecourbes où la chair l’emporte sur l’os. Même si l’on doit évidemment tenir compte de la perte du nez et du menton, les arcades sourcilières sont à peine marquées, tandis que les pommettes « poussent en avant » des coussinets de chair dont le volume s’accentue par le léger étirement de la bouche où s’annonce un sourire ; et ce sourire « fruité » que chuchotent des lèvres riches en pulpe est comme partagé par l’allongement de l’amande des yeux : tous ces traits, et leurs qualités se retrouvent sur la tête delphique. Certes, la caryatide donne de cette expression une version beaucoup plus accentuée, avec un sourire éclatant, des pommettes plus saillantes et des yeux plus obliques. Mais la parenté des deux marbres ne s’y perd pas. On a envie de croire, en particulier, que des inserts plats se logeaient dans la cavité des yeux de la déesse, comme pour le marbre de Delphes, comme c’est assuré pour une autre tête de la même famille stylistique trouvée à Thasos et conservée à Bâle (fig. ?)[, la « coré Boulgaridis », où la technique des ornements rapportés est poussée à l’extrême. À la profusion décorative de la caryatide delphique, répond l’ornement de l’Athéna qui stylise précieusement la chevelure, même si c’est sur un mode plus retenu : la double frange de boucles enroulées où la volute se fait fleur, la rangée de frisures qui se serrent plus haut sur le crâne, et les somptueuses retombées des mèches crantées qui cascadent sousla nuque. Si l’on accepte ce rapport, et donc une certaine communauté d’origine, l’Athéna, plus sobre dans ses effets, est sans aucun doute plus récente, comme peuvent inciter à le penser la modestie du sourire et le modelé des oreilles, où la vérité anatomique prend le pas sur le schéma plus conventionnel que présente la tête de Delphes. Sans affectation certaine à un Trésor précis, cette caryatide est l’objet de discussions sans cesse renouvelées, depuis sa découverte. Un accord s’est formé pour l’identifier comme l’œuvre d’un sculpteur insulaire, exécutée vers 530 av. J.-C. ; mais les avis divergent quand il faut choisir, pour sa terre d’origine, entre Paros, grand foyer de sculpture, et Chios, où l’on veut, non sans de séduisantes raisons, replacer un atelier où les artistes auraient travaillé dans un style particulier. Mais faut-il ici vraiment choisir ? L’ambiance de la création plastique, dans les derniers temps de l’époque archaïque, période où la tête casquée a été sculptée, témoigne d’une fermentation et d’une fécondité où le mariage des styles n’était pas rare, favorisé en particulier par le rôle des grands sanctuaires, où les maîtres pouvaient s’observer les uns les autres.
Une Athéna parienne ?
Alors, au terme de ces réflexions qui réclameraient maints prolongements, je croirais volontiers que cette belle tête où je reconnais Athéna a été sculptée vers la fin du VIe siècle av. J.-C., par un maître travaillant dans la mouvance des ateliers insulaires, où Paros joue le premier rôle. Était-elle isolée, ex-voto particulier, ou statue de culte d’un sanctuaire quelconque ? Prenait-elle place dans un ensemble comme celui de Délos, groupe de six divinités datant de cette même période ? Nul ne le sait aujourd’hui. Mais ce qui est sûr, c’est que l’œuvre ajoute un nouveau et superbe fleuron à la couronne de la sculpture archaïque. Fleuron, dis-je : voilà que le mot me renvoie à ce printemps de l’art grec que j’évoquais dans mes premières lignes, un âge tendre où tout est neuf, tout est gai, tout brille de l’éclat de la jeunesse.
Alain Pasquier