Aimer Naples

Dominique Fernandez / Artpassions
Dominique Fernandez / Artpassions
Voir Naples et mourir…Non ! Voir Naples et s’y ressourcer au contact d’une civilisation magnifique et d’une surabondance de vitalité populaire, voir Naples avoir envie d’y retourner, voilà ce qui devrait être inscrit au fronton de cette ville qui ne ressemble à aucune autre. Au sud de Terracina, à mi-chemin de Rome et de Naples, commence un autre monde. L’univers napolitain, immuable à travers les siècles.La napolitude. L’antique royaume des Deux Siciles, préservé de toute contamination, parce que fait de la contamination d’éléments hétéroclites, de l’amalgame de pays et de continents disparates. Où sommes-nous ? En Italie? En Europe? Nous touchons à la Grèce, par la sagesse malicieuse des habitants, à l’Espagne, par l’arrogante splendeur des palais, à l’Orient, par la magie des crépuscules, à l’Afrique, par le grouillement des marchés; et; par le chaos de la circulation, le gigantisme des escaliers, la profusion et l’extravagance des ornements superflus, nous sommes dans l’excès, la démesure, le délire, le gâchis. Première chose à retenir: Naples forme une nation à part, un État dans l’État; une tribu qui a ses coutumes et ses lois, et qui ne changera jamais. Naples n’a pas changé. En cinquante ans, je ne l’ai pas vue changer. À l’heure où la mondialisation transforme Venise, Florence, Rome en réserves de tourisme international et banalise les plus beaux décors urbains, Naples résiste, Naples garde son caractère intact, Naples reste elle-même, avec ses défauts et ses qualités. Ses défauts, parlons-en, puisqu’il n’est question que de cela. Jamais l’image de Naples n’a été...

Voir Naples et mourir…Non ! Voir Naples et s’y ressourcer au contact d’une civilisation magnifique et d’une surabondance de vitalité populaire, voir Naples avoir envie d’y retourner, voilà ce qui devrait être inscrit au fronton de cette ville qui ne ressemble à aucune autre. Au sud de Terracina, à mi-chemin de Rome et de Naples, commence un autre monde. L’univers napolitain, immuable à travers les siècles.La napolitude. L’antique royaume des Deux Siciles, préservé de toute contamination, parce que fait de la contamination d’éléments hétéroclites, de l’amalgame de pays et de continents disparates. Où sommes-nous ? En Italie? En Europe? Nous touchons à la Grèce, par la sagesse malicieuse des habitants, à l’Espagne, par l’arrogante splendeur des palais, à l’Orient, par la magie des crépuscules, à l’Afrique, par le grouillement des marchés; et; par le chaos de la circulation, le gigantisme des escaliers, la profusion et l’extravagance des ornements superflus, nous sommes dans l’excès, la démesure, le délire, le gâchis.

Première chose à retenir: Naples forme une nation à part, un État dans l’État; une tribu qui a ses coutumes et ses lois, et qui ne changera jamais. Naples n’a pas changé. En cinquante ans, je ne l’ai pas vue changer. À l’heure où la mondialisation transforme Venise, Florence, Rome en réserves de tourisme international et banalise les plus beaux décors urbains, Naples résiste, Naples garde son caractère intact, Naples reste elle-même, avec ses défauts et ses qualités.

Ses défauts, parlons-en, puisqu’il n’est question que de cela. Jamais l’image de Naples n’a été si négative. Corruption, violences, insécurité, insalubrité… Il faut à la presse étrangère (et, par cet adjectif, j’entends non seulement la presse de l’étranger, mais celle de l’Italie du nord, encore plus napolitanophobe) du spectaculaire, du scandaleux, et elle le trouve, dans les méfaits de la mala vita. Autrefois, du temps d’Alexandre Dumas, qui stigmatisait déjà les carences du service des ordures, et de Théophile Gautier, il était question des bandits, et les voyageurs s’en amusaient. Stendhal profitait de ces dérapages criminels pour exalter l’« énergie » italienne. Aujourd’hui, on murmure: « Camorra… », et on s’effare des révélations apportées par Roberto Savinio, dans son excellent livre Gomorra adapté au cinéma par Matteo Garrone. La camorra existe, elle existe, elle étrangle, mais réduire Naples à ce fléau, c’est ignorer l’autre face de la ville, c’est méconnaître la solaire, roborative humanité du peuple napolitain, les valeurs qu’il réussit à sauver dans la débâcle générale de l’Europe.

Quant aux voleurs, il n’y en a pas plus qu’à Paris. J’ai habité longtemps à Naples, en toute tranquillité. Une seule fois, un scugnizzo (le « titi » napolitain : mais justement, suite à l’aplatissement de la société occidentale, il n’y a plus de titis à Paris, plus de gavroches), un de ces rusés chenapans, donc, m’a piqué un pull-over sur une banquette de voiture. Quand il s’est aperçu que je tenais à ce vêtement, et a compris que j’aimais sa ville et ne profiterais pas de cet incident pour déblatérer les lieux communs habituels sur l’insécurité, la truanderie, etc., il m’a restitué l’objet avec des excuses.

Intéressé, cupide, le peuple napolitain ? Un jeune facteur m’apporta un jour un télégramme. Je lui tendis un pourboire. Le lendemain, autre télégramme, transmis par le même messager. Je fis un geste vers ma poche. Il arrêta ma main. «Ah non! Monsieur m’a déjà donné! Il signor mi ha già dato! » Dans quel pays aurait-on cette élégance? Le Napolitain est pauvre, mais grand seigneur. S’il déleste un opulent touriste de ses caméras trop voyantes, c’est qu’il veut lui prouver qu’on a beau être riche, on n’est qu’une buse.

Nulle part ailleurs au monde vous ne rencontrerez, auprès des gens, plus de gentillesse, plus d’hospitalité. Mais il faut savoir les prendre, faire amitié avec eux, ne pas vous conduire en conquérants dans une terre ennemie. Ils vous placeront alors sous leur protection et vous faciliteront le séjour. « Le temps, qui est nécessaire à la formation des amitiés intimes dans les hautes classes, ne l’est pas dans les classes inférieures. Les cœurs s’ouvrent sans défiance, ils se soudent tout de suite, par ce qu’il n’y a pas d’intérêt soupçonné sous les sentiments. Il se forme plus de liaison et de parenté d’âme en huit jours parmi les hommes de la nature qu’en dix parmi les hommes de la société. » Mettez «bourgeoisie» au lieu de «hautes classes» et «peuple» au lieu de «classes inférieures», et il n’y aura rien à changer à ces lignes. Elles sont tirées de l’un des plus beaux romans inspirés par Naples et la napolitude, Graziella (1852) de Lamartine.

Vous préférez la nature, les paysages? La célèbre baie est toujours aussi enchanteresse. Vous avez un faible pour l’Antiquité? Le Musée archéologique vous offre ses trésors, en complément de la visite d’Herculanum et de Pompéi. Pour la peinture classique? Courez voir les Titien, les Caravage de Capodimonte. Pour l’art baroque? Églises et palais vous combleront d’images fastueuses.

Mais Naples, c’est bien autre chose qu’une vitrine de chefs-d’œuvre. Se plonger dans la vieille cité bourbonienne aux ruelles étroites, poisseuses, sans soleil, y coudoyer «les hommes de la nature», humer l’atmosphère saturée de la pénombre glauque relevée de linges chatoyants suspendus aux fenêtres, se mêler à la foule gouailleuse et chantante, s’émerveiller au spectacle des mille petits métiers, se gorger de la musique des cris de la rue, ces cris qui enchantaient Proust à Paris et ont complètement disparu, à Paris comme dans le reste de l’Europe, s’asseoir près de la fontaine et regarder les gamins jouer au ballon dans la poussière sur une place que deux mille ans d’histoire ont marquée de leur sceau, prendre à part cette foisonnante, ingénieuse, drôle, théâtrale activité des quartiers, c’est un retour aux sensations chaudes et indistinctes de l’enfance, c’est un bain de jouvence.

L’enfance: une notion fondamentale pour comprendre Naples. Un peuple qui, peut-être, n’est pas encore né, remue, souffre, pleure, rit, jouit d’une vie secrète et ardente dans les profondeurs moites de Spaccanapoli.

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