Jean-Jacques Rousseau : sincère ou hypocrite ?

Dominique Fernandez / Artpassions
Dominique Fernandez / Artpassions
La « nature », la « sincérité », voilà les nouvelles valeurs que Jean-Jacques Rousseau aurait introduites, incarnées, illustrées dans un siècle réputé artificiel. Si nous l’appelons Jean-Jacques, par son prénom, c’est parce que nous éprouvons le besoin de raccourcir la distance avec un homme qui a voulu être si proche de nous par son apologie du sentiment. Et d’abord, en donnant à la musique une place qu’aucun autre écrivain de langue française ne lui avait donnée avant lui. La musique, art du « cœur », art de l’ « âme ». On s’y abandonne, on s’y épanche. Rousseau y consacra une bonne partie de sa vie. Il en fit même son gagne-pain, en recopiant des partitions. Il a écrit un opéra tout à fait honorable, Le Devin du village. Il a pris parti vigoureusement dans la « guerre des bouffons », en proclamant la supériorité de Pergolèse sur Rameau, et en général de la musique italienne, musique du cœur et de l’âme, justement, sur la musique française, musique de l’esprit et de la raison. Tout cela va être dit et redit lors des cérémonies organisées pour le tricentenaire de sa naissance. Mais est-ce lui rendre vraiment service que d’étendre sur sa mémoire une épaisse couche de confiture hagiographique ? Dans ce chœur de louanges, je voudrais introduire une petite note discordante, où l’apôtre de la sincérité est pris en flagrant délit de conformisme, d’hypocrisie et de mensonge. Dans son Dictionnaire de musique, publié de son vivant, il s’est emporté contre les castrats, les responsables de la castration et les admirateurs des...

La « nature », la « sincérité », voilà les nouvelles valeurs que Jean-Jacques Rousseau aurait introduites, incarnées, illustrées dans un siècle réputé artificiel. Si nous l’appelons Jean-Jacques, par son prénom, c’est parce que nous éprouvons le besoin de raccourcir la distance avec un homme qui a voulu être si proche de nous par son apologie du sentiment. Et d’abord, en donnant à la musique une place qu’aucun autre écrivain de langue française ne lui avait donnée avant lui. La musique, art du « cœur », art de l’ « âme ». On s’y abandonne, on s’y épanche. Rousseau y consacra une bonne partie de sa vie. Il en fit même son gagne-pain, en recopiant des partitions. Il a écrit un opéra tout à fait honorable, Le Devin du village. Il a pris parti vigoureusement dans la « guerre des bouffons », en proclamant la supériorité de Pergolèse sur Rameau, et en général de la musique italienne, musique du cœur et de l’âme, justement, sur la musique française, musique de l’esprit et de la raison. Tout cela va être dit et redit lors des cérémonies organisées pour le tricentenaire de sa naissance.

Mais est-ce lui rendre vraiment service que d’étendre sur sa mémoire une épaisse couche de confiture hagiographique ? Dans ce chœur de louanges, je voudrais introduire une petite note discordante, où l’apôtre de la sincérité est pris en flagrant délit de conformisme, d’hypocrisie et de mensonge. Dans son Dictionnaire de musique, publié de son vivant, il s’est emporté contre les castrats, les responsables de la castration et les admirateurs des castrats. « Il se trouve en Italie des pères barbares qui, sacrifiant la nature à la fortune, livrent leurs enfants à cette opération, pour le plaisir des gens voluptueux et cruels qui osent rechercher le chant de ces malheureux. »

Rousseau, ici, fait du « politiquement correct », en feignant d’ignorer que les castrats étaient des enfants d’extraction très pauvre, fils de paysans d’Italie méridionale, où l’espérance de vie était de vingt-cinq ans. Repérés pour leur jolie voix, ces garçons étaient châtrés, mais aussi élevés et instruits gratuitement dans un des conservatoires de Naples, d’où ils sortaient promis à une belle carrière. Ceux qui n’avaient pas de talent devenaient prêtres : c’était de toute façon une formidable promotion sociale, inespérée pour leur milieu d’origine. En outre, il est faux d’affirmer qu’ils étaient privés de vie érotique : ils étaient stériles, mais non impuissants, leurs nombreuses aventures, avec des femmes (pour lesquelles ils étaient une aubaine : le sexe sans risque) ou avec des hommes, le prouvent. Pleurnicher sur leur sort est toujours bien vu aujourd’hui, même de Cecilia Bartoli, dont le très beau disque consacré à des airs de castrat transposés pour sa voix de mezzo, est intitulé Sacrificium, dans un geste convenu de repentance.

Mais, pour Rousseau, il y a bien pis. Dans ses Confessions, publiées posthumes, contrairement au Dictionnaire de musique, celui qui avait fait entendre publiquement « la voix de la pudeur et de l’humanité » en condamnant les castrats avoue qu’il s’est pâmé, à Venise, lorsqu’il a entendu, du fond de sa loge du théâtre San Crisostomo, une voix belle à en mourir. « Quel ravissement ! Quelle extase ! » Or on a établi que le chanteur qui l’avait exalté ainsi n’était autre que le grand castrat Giovanni Carestini.

Alors, pour la « sincérité », ne faisons pas confiance à ce donneur de leçons qui ne s’appliquait pas à lui-même les règles qu’il imposait aux autres, et se moquait bien de la « vertu » quand il s’agissait d’honorer cette divinité supérieure qu’est l’art. Et tournons-nous vers Casanova, vers Mozart, vers Rossini, vers Stendhal, qui tous adoraient les voix de castrats et le disaient ouvertement. Stendhal, contemporain de la disparition des castrats, affirmait qu’avec eux la musique vocale avait perdu une bonne part de sa magie. Voilà qui est autrement courageux et vrai que les bêlements moralisants de Rousseau.

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