Les ténèbres dorées du jeune Tintoret

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[vc_row][vc_column][vc_column_text] Les célébrations pour les cinq cents ans de la naissance du Tintoret sont ouvertes : parmi les nombreuses expositions prévues, celle du musée du Luxembourg à Paris fait le point sur une période passionnante – celle de la formation du tumultueux génie, rival et égal du Titien, héritier idéal de Michel-Ange et de sa terribilità. Prenant prétexte de cet anniversaire, le musée du Luxembourg a choisi de montrer les tableaux peints entre 1537-1538, date de la première œuvre conservée du Tintoret (L’Adoration des mages du Prado), et 1555, alors qu’il est déjà l’un des artistes les plus en vue de Venise. L’historiographie récente s’intéresse volontiers aux extrémités de la vie des peintres fameux : à la jeunesse, qui pose le problème de la formation et des influences, et à la vieillesse, réputée être le signe d’une seconde vigueur chez les grands artistes, faite d’expérimentations nouvelles, d’audaces inédites, d’interdits levés. Cela tombe bien : la formation du Tintoret demeure un épineux problème, près de soixante-dix ans après la publication du premier ouvrage à ce sujet. Les documents d’archive font cruellement défaut, on ne sait pas qui était son maître, on ne possède pas d’inventaire de ses biens, aucune lettre. S’est-il rendu à Rome ? Si oui, quand ? En 1542-1543, en 1547 ou plus tard encore ? Mystère. Le catalogue même de ses peintures avant 1550 est mal défini. Il a été drastiquement réduit en 1993 par R. Echols, qui attribue plusieurs de ses œuvres à un mystérieux artiste de son atelier, Giovanni Galizzi. Dans...

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Les célébrations pour les cinq cents ans de la naissance du Tintoret sont ouvertes : parmi les nombreuses expositions prévues, celle du musée du Luxembourg à Paris fait le point sur une période passionnante – celle de la formation du tumultueux génie, rival et égal du Titien, héritier idéal de Michel-Ange et de sa terribilità.

Prenant prétexte de cet anniversaire, le musée du Luxembourg a choisi de montrer les tableaux peints entre 1537-1538, date de la première œuvre conservée du Tintoret (L’Adoration des mages du Prado), et 1555, alors qu’il est déjà l’un des artistes les plus en vue de Venise. L’historiographie récente s’intéresse volontiers aux extrémités de la vie des peintres fameux : à la jeunesse, qui pose le problème de la formation et des influences, et à la vieillesse, réputée être le signe d’une seconde vigueur chez les grands artistes, faite d’expérimentations nouvelles, d’audaces inédites, d’interdits levés.

Cela tombe bien : la formation du Tintoret demeure un épineux problème, près de soixante-dix ans après la publication du premier ouvrage à ce sujet. Les documents d’archive font cruellement défaut, on ne sait pas qui était son maître, on ne possède pas d’inventaire de ses biens, aucune lettre. S’est-il rendu à Rome ? Si oui, quand ? En 1542-1543, en 1547 ou plus tard encore ? Mystère. Le catalogue même de ses peintures avant 1550 est mal défini. Il a été drastiquement réduit en 1993 par R. Echols, qui attribue plusieurs de ses œuvres à un mystérieux artiste de son atelier, Giovanni Galizzi.

Dans cet écheveau, cette galaxie lâche de tableaux parfois attribués sans totale certitude, les découvertes sont encore possibles. Dans l’exposition, deux nouvelles peintures sont attribuées au Tintoret. L’une d’elle est une toile anonyme des collections royales anglaises représentant Le labyrinthe de l’amour. On comprend que l’œuvre ait jusqu’ici été attribuée à l’école flamande : c’est un grand paysage, observé à vol d’oiseau, rempli de petits personnages – rien que Le Tintoret n’ait véritablement jamais peint. Mais n’est-ce pas le propre d’un jeune peintre ambitieux de satisfaire toutes les curiosités, de s’exercer à tous les genres et d’assouvir toutes les commandes pour se faire un nom sur la place encombrée de la renommée artistique ? À s’approcher de plus près, les couleurs mordorées, le tonalisme de l’ensemble sont bien vénitiens. Le débat est lancé.

Revenons à la question de la formation du Tintoretto. Dans sa thèse de 1993, Echols en faisait un élève de Bonifacio de’ Pitati, peintre en vue dans les années 1530, à la tête d’un fourmillant atelier. Une tradition qui semble tenir de la légende en fait un élève de Titien : Ridolfi, le premier biographe du Tintoret, raconte comment Titien le renvoya de son atelier dix jours à peine après qu’il y fût entré, de peur qu’il ne devienne un meilleur artiste que lui. Partant de ce récit, d’autres y ont vu la preuve d’une formation d’autodidacte du Tintoret, alimentant l’image d’original qui colle encore à l’artiste.

C’est là l’autre grande question que les recherches toujours plus précises sur le peintre permettent d’éclaircir : cette réputation d’anticonformiste correspond-elle à la réalité ? Son caractère irascible et orgueilleux est attesté. La conscience péremptoire de son talent et son ambition débridée tout à fait assumées, tout comme ses origines modestes – il était fier de son surnom de « petit teinturier ». Cela fait-il pour autant de lui un excentrique qui marquerait sa différence, son indépendance jusque dans sa peinture ? Sans oser le mot d’avant-gardiste, il est indéniable qu’il a apporté un vent de renouveau à Venise. Sans même parler des cadrages audacieux et des jeux perspectifs presque étranges qu’il développe dès les années 1540, des clairs-obscurs irréels qui baignent ses tableaux et de la gestualité rhétorique des personnages qui les peuplent, dès sa jeunesse Tintoret s’intéresse à deux éléments qui vont distinguer son style : il assimile le maniérisme toscan naissant – celui de Michel-Ange – et observe la sculpture, dont il veut rendre les qualités plastiques en peinture. Ses couleurs vivaces, typiquement vénitiennes, sa maîtrise des contrastes de lumière et sa touche enlevée, à la fois élégante et rugueuse, voire crayeuse, font le reste. La furia que l’on attribue au Tintoret est là, dans ses œuvres, très tôt dans sa carrière.

La conversion de Saint Paul (1538-1539), peinte vers vingt ans, en est la preuve, avec ce pavoisement coloré d’arrière-trains de chevaux et de drapeaux qui ressort de la turbulente composition. Les motifs empruntés à Titien, à Pordenone mais aussi à Léonard de Vinci prouvent la culture du jeune homme mais nous montrent aussi un peintre qui n’a pas tout à fait trouvé sa voie : les personnages, comme miniaturisés, n’ont pas encore la puissance et l’individualité des figures de ses œuvres postérieures.

Le maniérisme, cette licence dans la règle qui est le style moderne hérité de l’exemple de Michel-Ange, lui autorise des expériences originales dès 1541-1542, alors qu’un jeune patricien, Vettor Pisani, lui commande seize panneaux octogonaux sur le thème des amours des Dieux pour orner son palais. Tintoret se rend alors à Mantoue où il observe les décorations vertigineuses, pleines d’effets de trompe l’œil, que Giulio Romano a peint au Palais du Te. Dans Sémélé et Jupiter, la scène est vue dans un da sotto in su radical. Le raccourci perspectif utilisé pour dépeindre Sémélé nous donne à voir un corps déformé où se distingue surtout un pied, jeté à la face du spectateur, un sein gonflé et un long bras pantelant, tandis que la tête est presque invisible. Ces quatre éléments, pied, sein, tête et bras, se trouvent audacieusement réunis sur une même diagonale. Le violent effet de clair-obscur vient parfaire la terribilità de cette représentation d’une sensualité sauvage.

La fermeté du dessin du Tintoret s’observe particulièrement bien dans une œuvre plus tardive : dans La Princesse, saint Georges et saint Louis (1551), les figures sont solidement arrimées sur le fond clair du ciel, bien délinéées par un trait d’ombre qui dessine leur pourtour. Le spectateur attentif remarquera que le décolleté de la princesse se reflète sur l’armure du saint. Malgré ce détail éminemment pictural, presque liquide, c’est la sculpturalité des personnages qui saisit au premier chef. À côté de cette toile est exposé, à raison, un dessin exagérément viril d’homme nu, exécuté par Tintoret d’après un modèle en cire de Sansovino, le plus grand sculpteur de Venise. Le topos veut que les Vénitiens soient tout entiers donnés à la couleur, à la picturalité pure, là où les Florentins privilégient la ligne, plus sculpturale. Tintoret on le voit, dépasse l’exemple de Titien : dès sa jeunesse, il se nourrit de la ronde-bosse en copiant des moulages en plâtre d’antiques et des réductions de statues de Michel-Ange, introduisant une vigueur plastique auparavant inconnue dans l’art de la Sérénissime.

Mais le talent n’est rien sans une stratégie : un artiste à Venise est un entrepreneur. Pour se faire une place – et un nom, Tintoret n’hésite pas à casser les prix de ses compositions pour que patriciens et religieux préfèrent ses toiles à celles des autres. Pour ce faire, dès le milieu des années 1540 (il a vingt-six ans), il se met à la tête d’un atelier qu’il conçoit comme une petite entreprise afin de faire ployer la concurrence. À partir de cette époque, beaucoup de tableaux du Tintoret présentent des faiblesses dénotant l’intervention d’assistants moins talentueux. L’un d’eux a été identifié. Son nom est Giovanni Galizzi et bien des œuvres du Tintoret datant de 1544 à 1554 sont autant sinon plus de lui que de son maître.

À cette époque, pour gagner sa vie, Tintoret peint aussi des portraits, exercice auquel il rechigne. Ce n’est pas un hasard si le plus intense de ses ritratti n’est autre que le sien. L’Autoportrait de 1547 nous en dit long sur l’ambition du jeune homme alors que sa fortune croît. Malgré la petite taille de l’œuvre, tout est parfaitement mis en scène : l’artiste se retourne, il nous surprend, il est vif et ténébreux – cheveux ébouriffés, sourcils froncés, oreille aux aguets. Tout se passe dans ces grands yeux qui nous fixent, qui nous accusent d’avoir dérangé  le peintre dans son travail, qui nous transmettent son assurance et son ambition. Ils nous montrent un caractère fier et ténébreux, qu’il ne faut pas courroucer. Ici quelqu’un peint indéniablement à construire sa propre légende.

Celle-ci commence à sérieusement s’établir en 1548 avec le Miracle de saint Marc, vaste toile peintre pour la Scuola Grande di San Marco qui n’a pas fait le déplacement à Paris mais qu’on ne saurait passer sous silence pour cette raison. C’est un tableau manifeste, sciemment conçu par l’artiste pour être un chef-d’œuvre. L’Arétin le loue. On le compare à Titien. Ici, Tintoret lie la sphère  céleste et la sphère terrestre là où Titien les séparait dans L’Assomption des Frari : saint Marc, dépeint dans un raccourci magistral, plonge sur la foule, venant presque toucher le turban du bourreau. La répartition des couleurs saturées et des masses modelées par un intense clair-obscur impressionne. La rapidité d’exécution déconcerte. L’action elle-même est organisée comme le décor d’une scène de théâtre (art dont Tintoret était amateur), bien cadrée entre deux puissantes colonnes sous une pergola verdoyante.

C’est après ce succès que les commandes les plus prestigieuses pleuvent sur Tintoret : en 1551, il fournit des tableaux au Palais des Camerlenghi, qui abrite la Trésorerie de Venise. La Princesse, saint Georges et saint Louis évoqué plus haut fut peint pour une salle de ce palais. Deux ans plus tard, en 1553, il se consacre  à des décors au Palais des Doges.

En vingt ans à peine, le jeune homme a su se hisser au sommet de son art et de Venise. Infatigable travailleur, ses deux commandes les plus importantes arriveront dans la décennie suivante avec les toiles de dix mètres de la Madonna dell’Orto et le décor complet de la Scuola Grande di San Rocco. Mais entre-temps un nouveau rival, maître au pinceau virtuose et aussi rapide que Tintoret dans l’exécution, fera son entrée sur scène : Paul Véronèse.

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