Transsibérien

Dominique Fernandez / Artpassions
Dominique Fernandez / Artpassions
Immense dans son déroulement de Moscou à l’Extrême-Orient, mythique, aussi bien par la beauté des paysages qu’il traverse que par la richesse des légendes qui l’entourent, le Transsibérien unit la capitale russe à Vladivostok après 9 288 kilomètres de voyage, en changeant sept fois de fuseau horaire. Tout est démesuré dans cette aventure : la longueur du trajet, qui prend au minimum une semaine, la profondeur sans limites des forêts, la largeur et la violence des fleuves, le prodige du lac Baïkal, qui contient le cinquième des eaux douces du monde entre des rives absolument vierges d’habitations, la solitude qui enveloppe le passager du train, qui peut traverser sur mille kilomètres la taïga de conifères et de bouleaux sans apercevoir ni maison, ni voiture, ni être humain. Et pourtant, de grandes villes surgissent çà et là, créées, pour certaines, par le train, à la fin du XIXe siècle, d’autres plus anciennes et riches d’un passé historique et artistique. La première gare est Nijni-Novgorod, où se tenait, encore au temps de Michel Strogoff, la grande foire où Chinois et Persans rencontraient l’Europe. L’église bâtie par le marchand Stroganov reste le plus bel exemple de « baroque russe », si cet oxymore a un autre sens que de suggérer le style composite qui sert de trait d’union entre l’Occident et l’Orient. Les colonnes sculptées blanches des façades tranchent avec éclat sur le rouge de la brique. Le plus remarquable est la profusion d’ornements qui décorent les fenêtres. Chacune est entourée de colonnes et de bas-reliefs aussi...

Immense dans son déroulement de Moscou à l’Extrême-Orient, mythique, aussi bien par la beauté des paysages qu’il traverse que par la richesse des légendes qui l’entourent, le Transsibérien unit la capitale russe à Vladivostok après 9 288 kilomètres de voyage, en changeant sept fois de fuseau horaire. Tout est démesuré dans cette aventure : la longueur du trajet, qui prend au minimum une semaine, la profondeur sans limites des forêts, la largeur et la violence des fleuves, le prodige du lac Baïkal, qui contient le cinquième des eaux douces du monde entre des rives absolument vierges d’habitations, la solitude qui enveloppe le passager du train, qui peut traverser sur mille kilomètres la taïga de conifères et de bouleaux sans apercevoir ni maison, ni voiture, ni être humain.

Et pourtant, de grandes villes surgissent çà et là, créées, pour certaines, par le train, à la fin du XIXe siècle, d’autres plus anciennes et riches d’un passé historique et artistique. La première gare est Nijni-Novgorod, où se tenait, encore au temps de Michel Strogoff, la grande foire où Chinois et Persans rencontraient l’Europe. L’église bâtie par le marchand Stroganov reste le plus bel exemple de « baroque russe », si cet oxymore a un autre sens que de suggérer le style composite qui sert de trait d’union entre l’Occident et l’Orient.

Les colonnes sculptées blanches des façades tranchent avec éclat sur le rouge de la brique. Le plus remarquable est la profusion d’ornements qui décorent les fenêtres. Chacune est entourée de colonnes et de bas-reliefs aussi richement sculptés que dans l’art manuélin du Portugal ou sur les façades des églises et des palais sud-américains. Oves, grappes, guirlandes, coquilles, volutes, chicorées, pots à feu, chapiteaux frisés comme des choux, le tout en profusion. Ce flamboiement contraste avec la sobriété de l’architecture orthodoxe traditionnelle. Motifs géométriques et floraux explosent dans une lumineuse euphorie sensuelle.

Kazan, capitale de la Tatarie musulmane, avec son beau kremlin où la mosquée voisine avec l’église orthodoxe, est la dernière étape avant l’Oural. De l’autre côté de cette chaîne de montagnes qui sépare l’Europe de l’Asie, voici Ekaterinbourg, tristement célèbre pour un épisode qui a occulté les vraies raisons de visiter cette ville. Nicolas II et sa famille ont été massacrés ici. Mais, entre 1920 et 1930, Ekaterinbourg se trouve avoir été un des centres les plus importants du « constructivisme » ; c’est là que cent quarante bâtiments furent construits : ensemble unique au monde. Occasion de rappeler aux dénigreurs systématiques de l’URSS quelle place y occupaient, au début de l’ère communiste, les recherches artistiques. Sous l’influence de Pevsner, Tatline, Rodtchenko, Malevitch, Eisenstein, l’avant-garde souhaitait orienter l’art vers la production d’objets utilitaires et « construits ». « Retrouver les bases saines de l’art – la couleur, la ligne, la matière et la forme – dans le domaine de la réalité qui est celui de la construction pratique », tel était le programme exposé dans le manifeste publié par Tatline et Rodtchenko en 1923.

Guerre à l’art pour l’art donc, mais quête de formes unissant la beauté et la fonction. L’application de ce programme à l’architecture permit de réorganiser la vie sociale selon des principes rationnels : alliance de rigueur géométrique et d’harmonie communautaire, réalisée par la seule structure des immeubles, laissés nus, sans décoration extérieure. Une expérience analogue à celle que poursuivait en Allemagne, dans les mêmes années, le Bauhaus de Gropius, Klee et Kandinsky. La tentative la plus audacieuse du constructivisme fut le château d’eau, devenu l’emblème de la ville. Bâti en 1928 par Reisher, il consiste en une tour de ciment sur laquelle s’appuie un cylindre haut perché qui repose sur quatre grêles piliers carrés. L’ombre du cylindre sur la tour donne à ce dépouillement un aspect fantastique à la De Chirico.

Le Transsibérien passe ensuite par Novossibirsk, capitale de la Sibérie occidentale, métropole de trois millions d’habitants, hérissée de gratte-ciel, surabondante de centres commerciaux ultramodernes, mais riche aussi d’un musée qui renferme des Repine, des Kramskoï, des Brullov, peintres scandaleusement ignorés hors de Russie, et surtout une soixantaine de tableaux de Nikolaï Roerich, qui créa les décors du Sacre du printemps, en 1913. Ce visionnaire, féru d’archéologie médiévale et de mythologie asiatique, peignait des paysages montagneux, vides d’êtres humains, des lacs d’altitude, des grottes creusées dans une paroi déchiquetée, des promontoires éparpillés en îlots rocheux, des cités fortifiées qui semblent sculptées dans le roc.

À Krasnoïarsk, étape suivante, on visite la maison natale de Vassili Sourikov, autre grand peintre russe du XIXe siècle à peu près inconnu en Occident, mais dont les grandes toiles historiques sont une des gloires de la Galerie Tretiakov à Moscou et du Musée russe de Saint-Pétersbourg. La maison est une propriété cosaque typique, en bois, entourée d’une palissade et composée de quelques pièces très sobres. Dans le salon, un piano de concert rappelle qu’en Russie les arts ne sont jamais disjoints, et que la musique est toujours associée étroitement à la peinture comme à la littérature.

Et puis, c’est l’arrivée à Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale, première ville où l’on a l’impression de n’être plus tout à fait en Europe, ni encore en Asie, mais dans ce continent particulier nommé Sibérie. Les gratte-ciel et la modernité n’ont pas chassé les vieilles maisons de bois, tellement tassées sur elles-mêmes et de guingois, que souvent le bas des fenêtres du rez-de-chaussée est au niveau du trottoir. Charme inouï de ces vieilles rues. Au XIXe siècle, la ville était devenue un centre culturel de premier ordre, grâce aux exilés politiques et à leurs épouses qui les avaient suivis librement. Dans la maison de la princesse Volkonsky, dont le mari avait pris part à la conspiration de 1825 contre Nicolas 1er, on faisait de la peinture, de la musique, on jouait du Schubert et du Chopin, on parlait français, on lisait les journaux de Paris.

Le lac Baïkal, Oulan-Oudé, capitale des Bouriates, à la face ronde et aux yeux bridés d’asiatiques, Vladivostok enfin, en face du Japon, grand port enveloppé de brumes : on a fait près de dix mille kilomètres, et l’on garde une tout autre image de la Sibérie que celle qu’on avait avant le départ. Le souvenir des anciennes déportations, du goulag plus récent, est toujours présent, mais on a découvert aussi une contrée en pleine expansion, relativement riche, où la splendeur nonpareille de la nature a favorisé l’éclosion des talents.

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