WABI SABI SYNERGIE

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La galerie d’Artpassions Frédéric Möri Une idée simple est souvent féconde. C’est le cas avec cette exposition qui confronte des objets et des images qu’on croyait connaître. Statue kafigelejo, Sénoufo, Côte d’Ivoire, hauteur 73cm Inv. 1006-318 © Musée Barbier-Mueller Steve McCurry est l’un des photographes les plus célèbres encore actifs aujourd’hui. Il est l’auteur de quelques-unes des icônes du XXe siècle : Afghan girl, 1985, ou Mother and child at car window, 1993. Mais, comme la plupart des grands artistes, son œuvre cache, sous la force de l’évidence, une certaine complexité, et une part d’ambiguïté. La beauté y côtoie la pauvreté, et souvent la misère, mais ses images expriment toujours la dignité, voire la noblesse d’hommes et de femmes que la vie n’a pas vaincus. Les paroles de l’homme s’accordent avec son regard: la «curiosité » revient souvent, mais par-delà la simple frénésie des formes et des mœurs nouvelles, il y a cette vraie découverte que le vieil homme confie après quarante années d’exploration du monde: « nous sommes tous pareils, nous luttons pour offrir le meilleur à notre famille, nous travaillons dur, nous nous réjouissons des mêmes choses… » «Rien de ce qui humain ne m’est étranger», disait Montaigne à l’âge des Grandes Découvertes. Plus loin que les bigarrures et les foisonnements bariolés des vêtements – à cent lieues des nôtres, le baroque des architectures ou la précarité des habitats, qui nous attirent d’abord par leur étrangeté, McCurry représente cette humanité dans laquelle nous nous...

La galerie d’Artpassions

Frédéric Möri

Une idée simple est souvent féconde. C’est le cas avec cette exposition qui confronte des objets et des images qu’on croyait connaître.

Statue kafigelejo, Sénoufo, Côte d’Ivoire, hauteur 73cm Inv. 1006-318 © Musée Barbier-Mueller

Steve McCurry est l’un des photographes les plus célèbres encore actifs aujourd’hui. Il est l’auteur de quelques-unes des icônes du XXe siècle : Afghan girl, 1985, ou Mother and child at car window, 1993. Mais, comme la plupart des grands artistes, son œuvre cache, sous la force de l’évidence, une certaine complexité, et une part d’ambiguïté. La beauté y côtoie la pauvreté, et souvent la misère, mais ses images expriment toujours la dignité, voire la noblesse d’hommes et de femmes que la vie n’a pas vaincus. Les paroles de l’homme s’accordent avec son regard: la «curiosité » revient souvent, mais par-delà la simple frénésie des formes et des mœurs nouvelles, il y a cette vraie découverte que le vieil homme confie après quarante années d’exploration du monde: « nous sommes tous pareils, nous luttons pour offrir le meilleur à notre famille, nous travaillons dur, nous nous réjouissons des mêmes choses… » «Rien de ce qui humain ne m’est étranger», disait Montaigne à l’âge des Grandes Découvertes. Plus loin que les bigarrures et les foisonnements bariolés des vêtements – à cent lieues des nôtres, le baroque des architectures ou la précarité des habitats, qui nous attirent d’abord par leur étrangeté, McCurry représente cette humanité dans laquelle nous nous reconnaissons et souvent même, que nous aimerions être. Sérénité ou révolte, beauté, grandeur, tout cela s’impose sans un gramme de pitié ou de complaisance. La vie rayonne. Cela vaut d’être rappelé et montré une fois encore, même si l’art de McCurry est depuis longtemps connu – et reconnu.

Mais cette exposition nous dit autre chose. À l’initiative de Caroline et Stéphane Barbier-Mueller, une trentaine d’images de McCurry ont été sélectionnées et appareillées chacune à un objet de la collection. Le critère du choix est d’abord formel. Le concept de «Wabi-sabi », issu de la pratique du Zen, désigne la beauté particulière qui rayonne d’un vase ou d’un objet imparfait. Cette beauté est recherchée pour elle-même parce qu’elle traduit davantage de la beauté du réel que la perfection formelle. Le concept est ici doublement pertinent. Mais il ne traduit pas complètement ce qui fait tout l’intérêt de la démarche qui vise à créer des synergies entre les objets et les images.

Par sa forme et sa couleur, l’objet fait écho à une composante majeure de l’image. Résonnance géométrique invitant à ne plus voir l’un et l’autre, mais à les regarder. Ce sont les compositions parmi les plus complexes de McCurry qui ont été retenues. L’exercice révèle d’abord la richesse formelle des images – et avec elle, le goût du photographe pour la mise en scène joint à un talent assez rare de coloriste. Il révèle tout autant la singularité et l’étrangeté des objets: forme et matière, teintes et textures se répondent et s’augmentent mutuellement. L’exercice révèle les dispositions intérieures des images et le saillant des objets. L’un ne prime pas sur l’autre. Ensuite, interviennent les contextes et les temps. Ce sont bien deux mondes, deux réalités qui s’entrechoquent, et non simplement des formes et des couleurs. Les Galapagos et l’Irak de Gilgamesh, Kaboul sous les bombes et l’Afrique noire, etc. Enfin, les différents niveaux de significations s’entremêlent – image d’homme et statue anthropomorphe, visage et masque, etc. – supports d’une méditation sans fin.

Steve McCurry, Un homme observe à travers un rideau déchiré, Srinagar, Cachemire, 1999 © Photo : Steve McCurry

Au centre de l’exposition, une image se détache: Un homme observe à travers un rideau déchiré, Srinagar, Cachemire, 1999. Un œil à la fois sombre et translucide nous scrute. Le cadre de la fenêtre en bois usé et le rideau rapiécé qui voile à peine la silhouette de l’homme mûr, révèlent la précarité de son existence. La force de ce regard nous transperce. Le rideau qui semble l’enfermer dans cet espace clos et sa main posée sur le cadre en bois, comme pour goûter à cet espace libre qu’elle rejoint, nous invitent à lire dans ce regard un défi lancé à ceux qui le maintiennent ici. Il ne se soumettra pas. Un hymne à la liberté? Nous sommes au Cachemire indien en 1999, au terme d’une décennie de troubles confessionnels et à l’orée d’une autre décennie tout aussi volatile.

L’objet choisi pour côtoyer cette image est une statue rituelle représentant un esprit occulte aux pouvoirs redoutables. Son cou est ceint d’une étoffe à la trame grossière imprimant un large mouvement horizontal, le même que celui du rideau rapiécé de notre homme. La juxtaposition des deux œuvres leur donne une aura et une puissance singulière à l’image, comme si l’homme à sa fenêtre devenait l’incarnation de «l’esprit» de la statue et le rideau rapiécé la marge fragile qui sépare l’inconscient de la conscience claire. La statuette, quant à elle, cesse d’être une œuvre d’art pour retrouver – pas trop on l’espère – sa fonction première.

En matière de muséographie, il n’est pas fréquent qu’une idée simple et en apparence simpliste, puisse être vraiment féconde. Et nous nous réjouissons qu’elle permette de révéler conjointement la richesse d’une collection qu’on croit connaître et l’œuvre d’un photographe dont la célébrité même masque souvent la profondeur du propos.

Masque facial. Songyé? République démocratique du Congo, bois, peinture, clous de tapissier, dents de métal, fibres, tissu et raphia, hauteur 30cm, ancienne collection Berthe Hartert Inv. 1026-291 © Musée Barbier-Mueller
Tête d’homme ou masque, probablement de l’est de la Syrie, aire d’influence de la cité de Mari (actuel Tell Hariri), civilisation sumérienne, dynastique archaïque (milieu du IIIe millénaire av. J.-C.), roche calcaire, bitume, pierres noire et lanche, hauteur 12cm Inv. 240-107 © Musée Barbier-Mueller © Photo : Studio Ferrazzini Bouchet
Steve McCurry Soldats afghans, Kaboul, Afghanistan, 2016 © Photo : Steve McCurry
Statuette dite «idole à lunettes», Irak ou Syrie, nord de la Mésopotamie, région du haut Tigre, fin du IVe millénaire avant J.-C, calcaire, hauteur 29,5cm Inv. 240-202 © Musée Barbier-Mueller
Steve McCurry Galapagos, Équateur, 2017 © Photo : Steve McCurry

NOTA BENE

Wabi Sabi – la beauté dans l’imperfection, Musée Barbier-Mueller, Genève Jusqu’au 23 août 2021

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