L’OPÉRA COMME ON L’AIME

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DOMINIQUE FERNANDEZ de l’Académie française Le théâtre des Bouffes du Nord, à la Chapelle, quartier populaire de Paris, près de la gare du Nord, fermé en 1969 pour vétusté et délabrement, fut découvert par Peter Brook en 1974 et remis en service. C’est, depuis, un des lieux de culture les plus singuliers de Paris : trois rangées de balcons patinés par le temps, aux ors dédorés par un siècle d’incurie, parterre vidé de ses fauteuils, fosse d’orchestre comblée, scène vide qui se prête aux spectacles expérimentaux, devant un public assis sur des bancs dans une proximité plus unique que rare avec les acteurs. L’opéra de chambre de Benjamin Britten, Le Viol de Lucrèce, sur un livret d’André Obey, a marqué la réouverture de ce théâtre après le confinement ; et je puis dire sans exagération que ça a été un des spectacles les plus beaux, les plus forts et les plus poignants que j’aie jamais vus et entendus. L’oeuvre est superbe, qui affronte le roi de la Rome antique Tarquinius, despote arbitraire et cruel, et la chaste Lucrèce, la seule femme de soldat vertueuse au milieu des autres épouses qui fricotent avec des comédiens et des esclaves. Britten a tiré du texte d’André Obey aux accents shakespeariens (« Quel dommage que le péché ait autant de grâce : il émeut autant que la vertu ») un opéra d’une densité inouïe. Huit personnages en tout, un climat angoissant où les nuages s’accumulent jusqu’au paroxysme du viol. Comme souvent chez Britten, deux...

DOMINIQUE FERNANDEZ
de l’Académie française

Le théâtre des Bouffes du Nord, à la Chapelle, quartier populaire de Paris, près de la gare du Nord, fermé en 1969 pour vétusté et délabrement, fut découvert par Peter Brook en 1974 et remis en service. C’est, depuis, un des lieux de culture les plus singuliers de Paris : trois rangées de balcons patinés par le temps, aux ors dédorés par un siècle d’incurie, parterre vidé de ses fauteuils, fosse d’orchestre comblée, scène vide qui se prête aux spectacles expérimentaux, devant un public assis sur des bancs dans une proximité plus unique que rare avec les acteurs. L’opéra de chambre de Benjamin Britten, Le Viol de Lucrèce, sur un livret d’André Obey, a marqué la réouverture de ce théâtre après le confinement ; et je puis dire sans exagération que ça a été un des spectacles les plus beaux, les plus forts et les plus poignants que j’aie jamais vus et entendus.

L’oeuvre est superbe, qui affronte le roi de la Rome antique Tarquinius, despote arbitraire et cruel, et la chaste Lucrèce, la seule femme de soldat vertueuse au milieu des autres épouses qui fricotent avec des comédiens et des esclaves. Britten a tiré du texte d’André Obey aux accents shakespeariens (« Quel dommage que le péché ait autant de grâce : il émeut autant que la vertu ») un opéra d’une densité inouïe. Huit personnages en tout, un climat angoissant où les nuages s’accumulent jusqu’au paroxysme du viol. Comme souvent chez Britten, deux solistes, un homme et une femmes, censés représenter le choeur, commentent tout au long l’action, ce qui donne au drame la profondeur des tragédies antiques. Les chanteurs étaient des élèves de l’Académie de l’Opéra national de Paris, Français, Suisses, Américains, Russes, non seulement doués de voix magnifiques, mais soudés dans un engagement total qui manque souvent aux professionnels plus chevronnés. L’orchestre de douze instrumentistes occupait le fond du plateau. Et pas de décors inutiles et ruineux, pas de mise en scène tarabiscotée et coûteuse (les places les plus chères sont à trente-cinq euros), comme c’est la mode aujourd’hui : une simple mise en espace, des rideaux qu’on tire ou qu’on abaisse, un linge ensanglanté qui traîne sur le plancher, des mouvements sobres et mesurés qui mettent à nu le secret des âmes, brutalité agressive pour Tarquinius et ses soudards, stupeur et frayeur impuissantes pour Lucrèce et ses servantes.

Violée, celle-ci ne survit pas à sa honte et se suicide. On pouvait craindre le pire de ces deux actions. Trop de scènes ridicules occupent les souvenirs. Ici, tout fut d’une efficacité admirable : le viol estompé derrière un rideau, un coup de couteau au coeur pour le suicide. Les acteurs n’ont pas eu besoin de se déshabiller pour faire ressortir l’abjection du crime.

J’ai pensé à Chostakovitch et à Lady Macbeth de Mzensk, non seulement pour la force primitive des passions, mais pour la puissance aigre-douce de la musique. Chostakovitch est plus agressif, Britten plus lyrique ; le premier à des arêtes plus aigües, des sarcasmes plus provocants, le second insinue plus qu’il n’assène ; mais l’un et l’autre ont des accents qui provoquent les mêmes frissons, soulèvent les mêmes terreurs que les tragédies d’Eschyle, de Sophocle ou de Sénèque. En pleine guerre froide (Le Viol de Lucrèce est de 1946), les deux compositeurs s’appréciaient. Britten avait conçu son opéra comme un miroir des atrocités de la Deuxième Guerre mondiale. En 1962, c’est une soprano soviétique, la grande Galina Vichnevskaïa, qui créa son War Requiem, geste de réparation envers cette barbarie. Aux Bouffes du Nord, chanteurs russes et américains recréaient cette fraternité par le chant, dans le cadre de ce théâtre mutilé, aux blessures qui faisaient ressortir avec d’autant plus de force l’horreur de ce féminicide.

Voilà comme on aime l’opéra, bien mieux mis en valeur dans ce décor pauvre et rendu à sa fonction exorcisante que dans les festivals d’été : sans superfétatoires adjonctions, sans enjolivements dispendieux, réduit à l’essentiel comme l’étaient les premiers opéras, tel l’Orfeo de Monteverdi.

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