PRIMA DONNA

© FERRANTE FERRANTI
© FERRANTE FERRANTI
Première, elle l’était en tout : dans les ressources infinies d’une voix capable de lancer véhémentement l’anathème comme de filer les sons les plus éthérés (« C’est la Callas + la Tebaldi », écrivit un critique américain le lendemain de son récital à Carnegie Hall où, encore inconnue, elle avait remplacé impromptu une consoeur défaillante), dans la majesté d’une présence scénique que l’embonpoint rendait encore plus imposante, dans la générosité, dans l’humour. Montserrat Caballé, qui vient de mourir, était la dernière diva. Je l’avais découverte il y a exactement cinquante ans, lorsque, sur des disques microsillons à étiquette circulaire rouge, elle livra au monde son premier enregistrement, une Traviata qui n’a pas été surpassée. C’était en 1968. Son répertoire préféré était pourtant le bel canto romantique, où ses pianissimi légendaires vous emportaient au septième ciel. En 1972, elle chanta Norma trois soirs d’affilée à l’Opéra de Paris. J’y suis allé les trois fois. Vêtue tout de blanc au premier acte, de rouge au second, elle avait une telle autorité vocale qu’on ne s’apercevait pas qu’elle était trop grosse pour incarner une druidesse des Gaules censée ne se nourrir que de glands : sa voix métamorphosait en stature de vestale son gabarit de matrone ; elle ne campait plus une femme, elle campait cette idole qu’exaltait Bellini dans les sinuosités élégiaques et les envols stratosphériques de ses mélodies. Même miracle dans la Salomé de Richard Strauss : la dondon se dépouillant de ses voiles n’était plus qu’une sylphide emportée dans sa...

Première, elle l’était en tout : dans les ressources infinies d’une voix capable de lancer véhémentement l’anathème comme de filer les sons les plus éthérés (« C’est la Callas + la Tebaldi », écrivit un critique américain le lendemain de son récital à Carnegie Hall où, encore inconnue, elle avait remplacé impromptu une consoeur défaillante), dans la majesté d’une présence scénique que l’embonpoint rendait encore plus imposante, dans la générosité, dans l’humour. Montserrat Caballé, qui vient de mourir, était la dernière diva. Je l’avais découverte il y a exactement cinquante ans, lorsque, sur des disques microsillons à étiquette circulaire rouge, elle livra au monde son premier enregistrement, une Traviata qui n’a pas été surpassée. C’était en 1968. Son répertoire préféré était pourtant le bel canto romantique, où ses pianissimi légendaires vous emportaient au septième ciel. En 1972, elle chanta Norma trois soirs d’affilée à l’Opéra de Paris. J’y suis allé les trois fois. Vêtue tout de blanc au premier acte, de rouge au second, elle avait une telle autorité vocale qu’on ne s’apercevait pas qu’elle était trop grosse pour incarner une druidesse des Gaules censée ne se nourrir que de glands : sa voix métamorphosait en stature de vestale son gabarit de matrone ; elle ne campait plus une femme, elle campait cette idole qu’exaltait Bellini dans les sinuosités élégiaques et les envols stratosphériques de ses mélodies.

Même miracle dans la Salomé de Richard Strauss : la dondon se dépouillant de ses voiles n’était plus qu’une sylphide emportée dans sa danse.

Salle Pleyel, un soir, avant de chanter, elle apostropha, de son terrible accent rocailleux espagnol, un critique musical qui avait l’habitude de l’éreinter. « Je ne chanterai pas tant que M. X…, ici présent, n’aura pas quitté la salle ». Le malappris aussitôt déguerpit pour échapper aux huées du public.

Comme toutes les héroïnes, elle suscitait des légendes qui correspondent peut-être à la vérité. On sait qu’au dernier acte de Tosca, désespérée de la mort de son amant, Tosca se jette du haut de la tour crénelée du château Saint-Ange. Derrière le décor, un matelas rebondi accueille la suicidée. Deux versions légendaires courent sur cet épisode. Les uns affirment avoir vu la Caballé ressurgir audessus des créneaux, propulsée par un matelas aux ressorts trop puissants. Les autres soutiennent que, d’un geste rageur, elle rabattit le pan de sa robe qui était resté accroché à l’un des créneaux. Jugea-telle bon de s’emporter contre le metteur en scène coupable de telles maladresses ? Point du tout : elle savait que l’opéra est un genre absurde si on ne le considère que du point de vue de l’intrigue, de l’histoire ; il ne tire sa vérité que de la beauté du chant. Le jeune Stendhal avait trouvé magnifique d’entendre chanter amour dans le ciment, amor nel cimento, qui veut dire en réalité amour à l’épreuve, mais l’idée du ciment associée aux choses de l’amour enchanta le jeune homme, parce qu’il avait compris, justement, que le ridicule des mots renforce la sublimité de la musique.

Une autre fois – et cette fois j’y étais –, un poulet lancé par une main maligne tomba des cintres alors qu’elle chantait la princesse chinoise Turandot, despote glaciale et sanguinaire. Superstitieuse, de cette superstition propre aux pays méridionaux qui se défient de la raison (et ont de bonnes raisons de le faire, vu les calamités dont ils sont régulièrement les victimes), la Caballé s’arrêta de chanter, fit trois fois le tour du poulet, d’un pas hésitant sur des chaussures trop sophistiquées pour son poids, puis reprit, avec un aplomb inaltéré, l’air de Puccini interrompu.

On pouvait s’attendre à tout avec elle, la plus complète des cantatrices du XXe siècle : à la fois les pieds sur terre et la voix dans l’empyrée, lequel était dans la mythologie grecque la plus élevée des quatre sphères célestes et le séjour des dieux. C’est là-haut qu’elle nous entraîne, c’est là-haut qu’elle nous fait planer.

DOMINIQUE FERNANDEZ

de l’Académie française

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