Quand les artistes suisses s’ouvrent aux avant-gardes européennes

05_square
A l’aube du XXe siècle, Fauvisme et Cubisme, en France, Futurisme, en Italie, Expressionnisme, en Allemagne, ont cassé les codes traditionnels de tous les arts. En Suisse également, ces avant-gardes ont ébranlé les vielles certitudes. Diversement, il est vrai, car chacune des trois parties du pays s’orientait vers le courant culturel dont elle se sent la plus proche. Or, si les échanges entre la Suisse et les pays environnants et à l’intérieur même de la Suisse étaient très féconds avant la Première Guerre, le conflit a isolé la Suisse et a presque totalement interrompus les contacts, le « Röstigraben » datant d’ailleurs de cette époque-là. En 1981, le Kunsthaus d’Aarau a consacré une remarquable exposition aux milieux artistiques en Suisse : Künstlergruppen in der Schweiz, 1910-1936. Malgré la sacro-sainte neutralité et un conservatisme atavique, la Suisse s’est par moment ouverte aux avant-gardes européennes, ainsi à la Belle Epoque. Ceci bien avant d’accueillir les objecteurs de tous bords qui ont lancé Dada, au moment de la Première Guerre, réponse dérisoire et par l’absurde à la boucherie monstrueuse organisée au nom de la défense de la civilisation occidentale. Ce fut un mouvement que la police voyait d’un mauvais œil. Privés d’une capitale culturelle où se former, où échanger et se produire, en mal d’un public intéressé et de collectionneurs attentifs à la nouveauté, dépendant de la politique, les écrivains et les artistes suisses, s’ils voulaient se faire une petite place au soleil, n’ont, depuis toujours, eu d’autre choix que de se tourner vers Paris,...

A l’aube du XXe siècle, Fauvisme et Cubisme, en France, Futurisme, en Italie, Expressionnisme, en Allemagne, ont cassé les codes traditionnels de tous les arts. En Suisse également, ces avant-gardes ont ébranlé les vielles certitudes. Diversement, il est vrai, car chacune des trois parties du pays s’orientait vers le courant culturel dont elle se sent la plus proche. Or, si les échanges entre la Suisse et les pays environnants et à l’intérieur même de la Suisse étaient très féconds avant la Première Guerre, le conflit a isolé la Suisse et a presque totalement interrompus les contacts, le « Röstigraben » datant d’ailleurs de cette époque-là.

En 1981, le Kunsthaus d’Aarau a consacré une remarquable exposition aux milieux artistiques en Suisse : Künstlergruppen in der Schweiz, 1910-1936. Malgré la sacro-sainte neutralité et un conservatisme atavique, la Suisse s’est par moment ouverte aux avant-gardes européennes, ainsi à la Belle Epoque. Ceci bien avant d’accueillir les objecteurs de tous bords qui ont lancé Dada, au moment de la Première Guerre, réponse dérisoire et par l’absurde à la boucherie monstrueuse organisée au nom de la défense de la civilisation occidentale. Ce fut un mouvement que la police voyait d’un mauvais œil.

Privés d’une capitale culturelle où se former, où échanger et se produire, en mal d’un public intéressé et de collectionneurs attentifs à la nouveauté, dépendant de la politique, les écrivains et les artistes suisses, s’ils voulaient se faire une petite place au soleil, n’ont, depuis toujours, eu d’autre choix que de se tourner vers Paris, Munich, Berlin, Milan ou Vienne. Hodler, dont La Nuit avait fait scandale à Genève, au Salon de 1891, expose son tableau avec succès à Paris, avant d’être invité triomphalement à la Sécession de Vienne, en 1904, aux côtés de son compatriote Cuno Amiet. L’année suivante, ce dernier a la chance d’exposer à Dresde une quarantaine de ses tableaux qu’il avait pu montrer à Zurich. Si  le public allemand n’est  guère plus enthousiaste que le public suisse, Amiet suscite, en revanche, l’enthousiasme de quelques jeunes collègues peintres – Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, Fritz Bleyl, Karl Schmidt-Rottluff -, qui l’invitent à rejoindre leur tout nouveau groupe de la « Brücke », qui deviendra, avec le « Blaue Reiter », le groupe expressionniste le plus important du début du siècle. En retour, Amiet essaie d’exposer les tableaux violemment colorés de ses nouveaux amis à Zurich. En vain, il doit se rabattre sur Soleure, où il est soutenu par Joseph et Gertrude Müller, grands collectionneurs et amis de Hodler, très au fait également des nouveautés parisiennes, de Cézanne, Van Gogh, Matisse, Derain, Gauguin.

Ces échanges – dans lesquels les galeries d’art jouent un rôle très important – favorisent la formation de groupement d’artistes en Suisse. Ainsi naît « Der Moderne Bund », de Hans Arp, Walter Helbig et Oscar Lüthy, qui, dès 1911, organisent une exposition à l’hôtel du Lac à Lucerne. Elle réunissait, en dehors des tableaux des fondateurs, des travaux de Cuno Amiet, Ferdinand Hodler, Othon Friesz, Paul Gauguin, Pablo Picasso, parmi d’autres. La critique – fort conservatrice – se déchaîne. Hans Arp répond dans le Luzerner Tagblatt, en appelant à libérer les arts de toutes les conventions, nationales, morales ou religieuses. Une brèche s’était ouverte dans cet univers confiné, à la faveur de laquelle une autre exposition a pu avoir lieu, à Zurich, en juillet 1912, y participaient également Giovanni Giacometti, Cuno Amiet et quelques artistes du « Blaue Reiter », Kandinsky, Franz Marc, Gabriele Munter. Leur célèbre Almanach venait de paraître à Munich quelques semaines plus tôt. Cette exposition, sous une forme un peu différente,  ira ensuite à Munich, puis à Berlin, chez Herwarth Walden, à la galerie « Der Sturm », plaque tournante des avant-gardes européennes.

Cette libre circulation des œuvres d’art, ces échanges entre galeries, cette coopération entre les revues – de Paris à Berlin, de Munich à Vienne, de Dresde à Milan – à laquelle les artistes suisses prennent une part active, sera brutalement interrompue par la Première Guerre. De nombreux artistes s’engagent dans un camp ou dans l’autre, beaucoup ne reviendront pas, comme August Macke, Franz Marc, Umberto Boccioni. D’autres seront traumatisés à vie, comme Kirchner, qui va se retirer à Davos. D’autres encore se réfugieront, pour un temps, à Zurich, à Genève, à Morges, à Vevey, fuyant les combats ou la révolution russe, comme Stravinsky, Alexej Jawlensky ou Marianne Jerefkin. Quant aux Suisses, ils seront confinés dans leur pays, comme Auberjonois, Amiet ou Ramuz. Mais, surtout, ils se  tourneront désormais le dos : le « Röstigraben » date de cette époque-là. La Suisse romande regarde vers Paris, la Suisse alémanique vers l’Allemagne. Ce qui fera dire à Jacques Boudry, dans les Cahiers vaudois, en 1918 : « Le pays romand est (…) une appartenance française. Nous pensons donc notre peinture en français, nous peignons français, c’est la loi de la nature. »

Ainsi, des groupements plus ou moins éphémères naissent, tant en Suisse romande, qu’en Suisse alémanique et dans le Tessin. Comme « Le Falot », actif de 1915 à 1917, soutenu par la galerie Moss à Genève, qui exposait Maurice et François Barraud, Hans Berger, Gustave Buchet. Des artistes se situant dans la mouvance postimpressionniste, vaguement influencés par le fauvisme, cultivant le paysage et le nu, sujets vendeurs – car il fallait bien vivre-,. Ou encore le groupe « Rot-Blau », à Bâle, fondé par Albert Müller, Paul Camenisch et Hermann Scherer, proches des expressionnistes allemands et de Kirchner, qui se sont fait remarquer dans les années vingt par leurs couleurs vives, voire criardes, lancées contre les paysages sombres des Paul Basilius Barth et des Jean-Jacques Lüscher. Parmi les particularités des artistes de « Rot-Blau », leur attention portée à la sculpture et à la gravure sur bois, deux moyens d’expression chers aux expressionnistes allemands. Au Tessin, c’est le groupe « Orsa Maggiore », qui bénéficiait de la présence de Marianne Werefkin et se réunissait régulièrement au Monte Verità, au-dessus d’Ascona. Une scène fort animée, qui a laissé des traces jusqu’à aujourd’hui : sans elle, le Musée d’art moderne d’Ascona, abritant au moins trois Fondations importantes – celles de Marianne Werefkin, de Carl Weidemeyer et de Richard et Uli Seewald – n’existerait tout simplement pas.

La Suisse, on le sait, n’est pas un pays de révolutions. Le fait de se tenir à l’écart lui a plutôt réussi. Alors pourquoi changer ? S’il existe une exception qui confirme la règle, c’est bien cette curiosité à l’égard des mouvements d’avant-garde en Europe, qui a interpellé beaucoup d’artistes suisses dans les années qui précédaient et qui suivaient immédiatement la Première Guerre. C’est le moment le plus cosmopolite de l’art suisse. Rarement la vie de l’esprit aura été aussi vivante.

Robert Kopp

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed