Salvador Dalí en ses lieux

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Louis II de Bavière avait créé un genre artistique : le kitsch. À Salvador Dalí revient le mérite (la gloire ?) d’une autre création : le bric-à-brac. Les milliers d’objets exposés dans le musée de Figueres, en Catalogne, laissent tour à tour admiratif, perplexe, réticent, irrité : un homme si doué, comment a-t-il pu se laisser aller à de telles pitreries ? À côté de quelques beaux tableaux, sont rassemblés des épate-bourgeois grossiers – qui continuent, d’ailleurs, à épater les foules : chaque jour se pressent des centaines de visiteurs, la plupart jeunes. Vont-ils admirer le peintre ? Ou s’amuser à ce qui offre, combiné aux sensations esthétiques, le divertissement d’un luna-park ?      Le musée – le plus couru d’Espagne après le Prado – occupe un ancien théâtre qui avait brûlé pendant la guerre civile et que la municipalité offrit à Dalí pour qu’il y organisât de son vivant, dans sa ville natale, ce qu’on n’ose appeler l’accrochage, la plupart des œuvres exposées n’étant pas des « œuvres », mais des vidéos, des installations, à commencer par la Cadillac aux pneus blancs posée au centre de ce qui était la salle du théâtre. Les enfants sautent sur le marchepied pour examiner l’intérieur. Puis vont découvrir que le grand aigle noir est en carton, le canapé rose en forme de lèvres, les poupées qui sortent du mur semblables à leurs propres poupées, la statue couchée une parodie de gisant, la chaise suspendue dans le vide une vraie chaise. La tombe du peintre, enchâssée dans la paroi de la crypte aux...

Louis II de Bavière avait créé un genre artistique : le kitsch. À Salvador Dalí revient le mérite (la gloire ?) d’une autre création : le bric-à-brac. Les milliers d’objets exposés dans le musée de Figueres, en Catalogne, laissent tour à tour admiratif, perplexe, réticent, irrité : un homme si doué, comment a-t-il pu se laisser aller à de telles pitreries ? À côté de quelques beaux tableaux, sont rassemblés des épate-bourgeois grossiers – qui continuent, d’ailleurs, à épater les foules : chaque jour se pressent des centaines de visiteurs, la plupart jeunes. Vont-ils admirer le peintre ? Ou s’amuser à ce qui offre, combiné aux sensations esthétiques, le divertissement d’un luna-park ?

     Le musée – le plus couru d’Espagne après le Prado – occupe un ancien théâtre qui avait brûlé pendant la guerre civile et que la municipalité offrit à Dalí pour qu’il y organisât de son vivant, dans sa ville natale, ce qu’on n’ose appeler l’accrochage, la plupart des œuvres exposées n’étant pas des « œuvres », mais des vidéos, des installations, à commencer par la Cadillac aux pneus blancs posée au centre de ce qui était la salle du théâtre. Les enfants sautent sur le marchepied pour examiner l’intérieur. Puis vont découvrir que le grand aigle noir est en carton, le canapé rose en forme de lèvres, les poupées qui sortent du mur semblables à leurs propres poupées, la statue couchée une parodie de gisant, la chaise suspendue dans le vide une vraie chaise. La tombe du peintre, enchâssée dans la paroi de la crypte aux bijoux, peut être considérée comme la première « performance » jamais réalisée.

     Quoi qu’on pense de ce fouillis délirant, il faut reconnaître à Dalí l’instinct prémonitoire d’avoir deviné la mutation du goût public : adieu le respect qu’on devait aux œuvres d’art, l’attitude compassée qui était de rigueur, on ne prêtera plus désormais attention qu’à ceux qui savent faire une énorme réclame d’eux-mêmes et ne se présentent qu’avec une moustache en bataille, vivent la flânerie entre les farces et attrapes, la conception publicitaire et ludique d’un parcours qui, des salles du rez-de-chaussée aux trois étages de loges, initie aux productions hétéroclites, aux fantaisies extravagantes, aux lubies drolatiques, aux tocades saugrenues d’un cerveau paranoïaque.

     Paranoïaque ? Dalí était-il un vrai peintre ? Un imposteur ? La victime d’un ego démesuré ? À peine sorti du musée, on se pose la question ; et ce n’est pas le moindre intérêt de l’avoir visité, que de se trouver confronté à ce qui est et restera toujours, sans doute, une des plus étranges énigmes de l’histoire de l’art. Les livres qu’il a publiés prouvent une grande intelligence et un réel talent d’écrivain, mélangés à une telle overdose de mégalomanie qu’on soupçonne que s’y dissimule, comme un bâton de dynamite, une forte charge d’autodérision. Federico García Lorca était fou de Salvador : les deux jeunes gens s’unirent en des amours tumultueuses. Impossible d’oublier cet épisode qui ajoute au mystère : est-ce le fait d’avoir suscité la passion de l’auteur du Romancero gitano qui a posé sur le peintre l’auréole du génie ? Après avoir vécu dans l’intimité du plus pur des poètes, le peintre avait-il d’autre choix que la parodie, la dérision, le sarcasme, le blasphème ?

     Regardons par exemple cette huile sur bois de 1979. Un jeune homme nu, couché, est pâmé entre les bras d’une femme qui l’enlace étroitement, tête contre tête. Un homme à genoux, derrière, qui ressemble au Christ, tient une main du jeune homme. Sur les yeux et le nez de celui-ci, est appliquée une sorte de rustine bleue. Le tableau, d’une beauté indéniable, intrigue et inquiète. La perplexité redouble, lorsqu’on lit la légende : « Une montre molle posée à l’endroit adéquat faisant mourir et ressusciter un jeune éphèbe par excès de satisfaction. » La montre molle, c’est, on le sait, la signature de Dalí, qui en profite ici pour nous offrir une sorte de pudding d’érotisme et de religion. La composition de la scène fait penser aux Pietà Renaissance ou baroques : le tête contre tête de l’éphèbe et de la femme est une allusion directe à la Déposition de Botticelli (Alte Pinakothek de Munich). Le mot « éphèbe » renvoie à la culture grecque païenne ; le mot « satisfaction » au plaisir sexuel. Alors, quelle a été l’intention du peintre ? D’élever l’éphébie jusqu’à la sainteté ? Ou d’abaisser le sacré jusqu’au profane ? Remarquons d’ailleurs qu’en Espagne la frontière entre les deux catégories n’est jamais très nette, et que le génie de la dérision passe dans les tableaux de Vélasquez (les nains) ou de Ribera (la femme à barbe) aussi bien que dans ceux de Goya (les portraits de la famille royale) ou de Picasso.

     À côté de cette œuvre figurative aux contours relativement « classiques » et des nombreux portraits de Gala toujours précis et fignolés, on voit des tableaux plus spécifiquement surréalistes, tels que Le Chemin de l’énigme (1981), alignement de colis boudinés qui se perdent dans un lointain limpide et lunaire avant de revenir vers le spectateur soulevés par un souffle d’air (c’est là le Dalí « géologique », influencé par les paysages rocheux, l’atmosphère cristalline de l’Empurdan, sa province, son territoire) ou le Portrait de Picasso (1947), portrait-charge (les deux hommes ne devaient pas s’aimer) sous les traits d’une vieille femme grotesque tirant la langue et crachant une interminable cuiller dans le creux de laquelle est posée une minuscule guitare. Les Athlètes cosmiques (1943) présentent tous les aspects du talent et de l’imagination de l’auteur : précision anatomique du dessin, sens de l’infini que suggèrent de lilliputiennes silhouettes dressées au bout de l’espace sous une gigantesque tour à la De Chirico, obsession du sexe masculin (braguette exagérément bombée), tête évidée pour laisser place à une bougie, squelette extatique, adolescent nu assis méditativement sur le sable, masse molle suspendue à une sorte de fil à plomb dans le renflement duquel on distingue une bouteille de coca-cola. Il y a là un mélange d’hommage à l’Italie des peintres (si admirée de Dalí, comme en témoignent les nombreuses huiles d’après Michel-Ange) et de clin d’œil à l’Amérique des dollars.

     Au troisième étage, dans le demi-cercle occupé autrefois par les loges, sont exposées les illustrations pour Don Quichotte et pour La Divine Comédie. Et là, peut-être limitée par les contraintes de l’édition, la fantaisie dalienne a produit ce qu’il en restera peut-être de meilleur. Le Satan affalé entre ses ailes repliées, la barque des morts délicatement funèbre ne sont pas indignes de la poésie de Dante ; et, quant au personnage filiforme et vibrionnant qui agite un tourbillon au bout de son bras sans chair, il personnifie merveilleusement la double nature comique et tragique du héros de Cervantès, ainsi que l’hérédité espagnole et catalane de celui qui ne pouvait séparer l’art de la mise en question de l’art, la beauté du persiflage de la beauté.

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