Entendre, ou voir ?

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André Tubeuf À 150 ans d’âge, Richard Strauss, né moderne, est devenu un classique. Notre dernier. Il a sa tradition sonore. On peut l’entendre au disque, diriger son Till Eulenspiegel avec une économie de geste, d’expression qui contredit la luxuriance affichée de l’orchestre. Jamais de vagues. Nous avons au disque les créatrices dans Rosenkavalier, Jeritza dans Ariadne et savons quelles voix  il voulait à la scène. Il donnait des leçons d’efficacité et e sobriété théâtrales même à Hofmannsthal, son glorieux et prolixe librettiste. Il voulait être suivi, et compris. Nul au même degré que lui n’a mesuré le plus inouï qu’apporte la scène, les dérives aussi. Il aurait pu écrire un traité théorique du voir et de l’entendre au théâtre ; du bien, ou du tort que le premier fait au second ; des priorités vraies de l’attention. Il faut penser à cela en l’écoutant. Où trouver Elektra dans sa plus vraie plénitude? Ce sont deux heures de tension calculée, jamais relâchée, ménageant ce qu’il faut de détente dramatique pour le spectateur, et vocale pour la protagoniste, pratiquement tout le temps en scène. Les voix y sont au maximum de leur raptus, et endurance aussi. Même d’acier trempé, l’orchestre, s’il veut, les noie. Pur exercice de violence sonore, où tout pourtant est contrôle, équilibre, donc économie. Ainsi était Strauss au pupitre ; et les chefs, choisis pour cela précisément, créateurs et dédicataires de ses œuvres, Clemens Krauss, Karl Böhm. Par Krauss nous avons Salomé ; par Böhm, Frau ohne Schatten, Ariadne,...
André Tubeuf
André Tubeuf

À 150 ans d’âge, Richard Strauss, né moderne, est devenu un classique. Notre dernier. Il a sa tradition sonore. On peut l’entendre au disque, diriger son Till Eulenspiegel avec une économie de geste, d’expression qui contredit la luxuriance affichée de l’orchestre. Jamais de vagues. Nous avons au disque les créatrices dans Rosenkavalier, Jeritza dans Ariadne et savons quelles voix  il voulait à la scène. Il donnait des leçons d’efficacité et e sobriété théâtrales même à Hofmannsthal, son glorieux et prolixe librettiste. Il voulait être suivi, et compris. Nul au même degré que lui n’a mesuré le plus inouï qu’apporte la scène, les dérives aussi. Il aurait pu écrire un traité théorique du voir et de l’entendre au théâtre ; du bien, ou du tort que le premier fait au second ; des priorités vraies de l’attention. Il faut penser à cela en l’écoutant.

Où trouver Elektra dans sa plus vraie plénitude? Ce sont deux heures de tension calculée, jamais relâchée, ménageant ce qu’il faut de détente dramatique pour le spectateur, et vocale pour la protagoniste, pratiquement tout le temps en scène. Les voix y sont au maximum de leur raptus, et endurance aussi. Même d’acier trempé, l’orchestre, s’il veut, les noie. Pur exercice de violence sonore, où tout pourtant est contrôle, équilibre, donc économie. Ainsi était Strauss au pupitre ; et les chefs, choisis pour cela précisément, créateurs et dédicataires de ses œuvres, Clemens Krauss, Karl Böhm. Par Krauss nous avons Salomé ; par Böhm, Frau ohne Schatten, Ariadne, Daphné, modèles consultables d’une transparence quasi chambriste : le timbre instrumental mis en valeur mais comme désencombré de sa masse, reflétant les voix et les portant.

Chistl Goltz et Elisabeth Höngen dans Elektra, deux chanteuses Strauss comme Strauss les voyait.
Chistl Goltz et Elisabeth Höngen dans Elektra,
deux chanteuses Strauss comme Strauss les voyait.

De grandes voix d’ailleurs, depuis Christl Goltz, Inge Borkh, Elisabeth Höngen (que Strauss a connues) jusqu’à bientôt Rysanek puis Nilsson. Voix à défonce, qui payent comptant. Mais voix sveltes, qui donnent leur timbre sans y mettre leur masse : elles seraient vite époumonées.

Trois Elektra juste parues permettent qu’on fasse le point. Deutsche Grammophon offre Thielemann dirigeant la Staatskapelle de Dresde, l’orchestre Strauss par excellence (il a créé Elektra avant Rosenkavalier et Arabella). Lisibilité, ductilité, simplicité extrême du mouvement, dans son évidence même ; y ajouter, sous-jacente, l’épaisseur de la forêt saxonne, la nuit du Freischütz, la tête épique. Mais les voix? Sauf René Pape en Orest et Anne Schwanewilms en Chrysothemis, elles sont à bout de timbre, de résonance ; la violence qui les exaspère les exténue, les étrangle dans le cri. Est-ce avec cela que nous entendrons et suivrons les mots de Hofmannsthal, les inflexions qu’y a mises Strauss, que nous aurons la vérité, le drame ? Orfeo en réponse nous offre Böhm live à Vienne 65 ; les débuts d’une Nilsson en acier, mais capable à l’époque d’amollir, d’assouplir ce métal dans l’attendrissement, l’émerveillement ; en face, la Klytämnästra hantée, grandiose de Regina Resnik, l’affrontement d’une mère et de sa fille également Atrides, avec du génie verbal, insinuant, du venin mis dans du sucre ; plus la petite sœur, Rysanek et ses flots de lumière et de lait. Le son d’époque (parfaitement capté) n’est pas moins présent que le son de 2014 : mais il est autrement naturel, théâtral au bon sens du terme.

Pourtant l’effet de mode jouera pour le DG. Pas à cause de Thielemann (qui le mérite), mais d’Evelyn Herlitzius et Waltraud Meier, fille et mère consacrées à Aix 2013 par la mise en scène de Chéreau, sa dernière, maintenant devenue DVD, d’avance culte. Il nous montre de formidables actrices, inspirées, exaltées (tétanisées parfois) par le metteur en scène, maître d’œuvre autocrate. Mais lui voit petit : l’Atride dans une cuisine, sans ciel au-dessus de son destin ; ménagère et non épique. Petit drame dans une famille quelconque. Avec Chéreau leur millimétrant des gestes d’une justesse, d’une vérité inouïes, elles sont mieux que plausibles : saisissantes. On en oublie ce qu’elles donnent à entendre : du cri, beaucoup, de l’élimé, tout le temps. Réduites à ce qu’on entend, avec la Staatskapelle de Dresde, elles montrent leur passion, certes, mais leurs manques surtout. Qu’importe? Voir en impose, on croit. Qui choisirez vous ?

 

Elektra 1965, 2 CD Orfeo : entendre, c’est voir

Elektra 2013, 1 DVD BelAir : qui voit n’entend plus

Elektra 2014, 2 CD DG  : c ‘est l’orchestre qui chante

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