HENRY CARO-DELVAILLE, Comment ressusciter l’oncle d’un immortel?

Benoît blog 30.05
HENRY CARO-DELVAILLE   Comment ressusciter l’oncle d’un immortel ? Non pas le sanctifier – ce qui se traduit souvent dans l’univers des sciences humaines par le mot « réhabiliter » –, non pas l’élever, mais plus simplement – ou plutôt plus difficilement – rendre à la vie tel ou tel personnage, ce qui implique de le replacer dans le jeu puissant des complexités, des connexions et des contradictions, intérieures et extérieures : aspirations, influences, rejets, milieux, hasards, pertes, réussites… Voici le type de missions très minutieuses (« Malheur à nous, murmurent les Humanités, nous sommes nuances. ») que se propose et que remplit élégamment Christine Gouzi dans la monographie qu’elle consacre à ce peintre du premier quart du XXe siècle, autrefois célèbre, dont le neveu était Claude Lévi-Strauss : Henry Caro-Delvaille. Cette étude, publiée vaillamment par la maison Faton, s’ouvre sur quelques entretiens que l’homme par excellence du regard éloigné – et du sentiment écologique – accorda à l’historienne entre 1992 et 2005. On ne saurait trop priser, sans doute, la moindre parole échappée de ces lèvres de sage… En 1926, l’oncle peintre offrit au futur académicien français une figure de philosophe asiatique à longue barbe, tracée à l’encre sur papier japon, reproduite page 29 ; deux cents pages plus loin, c’est tout un décor chinois imaginé aux États-Unis – où Caro-Delvaille fit un temps carrière – que nous découvrons fascinés, rêvant à ces grands panneaux imprégnés d’une inspiration à la fois rassérénante et acérée ; entre ces deux passages de l’ouvrage se déploie,...
HENRY CARO-DELVAILLE

 Benoît blog 30.05 Comment ressusciter l’oncle d’un immortel ? Non pas le sanctifier – ce qui se traduit souvent dans l’univers des sciences humaines par le mot « réhabiliter » –, non pas l’élever, mais plus simplement – ou plutôt plus difficilement – rendre à la vie tel ou tel personnage, ce qui implique de le replacer dans le jeu puissant des complexités, des connexions et des contradictions, intérieures et extérieures : aspirations, influences, rejets, milieux, hasards, pertes, réussites… Voici le type de missions très minutieuses (« Malheur à nous, murmurent les Humanités, nous sommes nuances. ») que se propose et que remplit élégamment Christine Gouzi dans la monographie qu’elle consacre à ce peintre du premier quart du XXe siècle, autrefois célèbre, dont le neveu était Claude Lévi-Strauss : Henry Caro-Delvaille. Cette étude, publiée vaillamment par la maison Faton, s’ouvre sur quelques entretiens que l’homme par excellence du regard éloigné – et du sentiment écologique – accorda à l’historienne entre 1992 et 2005. On ne saurait trop priser, sans doute, la moindre parole échappée de ces lèvres de sage… En 1926, l’oncle peintre offrit au futur académicien français une figure de philosophe asiatique à longue barbe, tracée à l’encre sur papier japon, reproduite page 29 ; deux cents pages plus loin, c’est tout un décor chinois imaginé aux États-Unis – où Caro-DelvailleBenoit Blog 2 fit un temps carrière – que nous découvrons fascinés, rêvant à ces grands panneaux imprégnés d’une inspiration à la fois rassérénante et acérée ; entre ces deux passages de l’ouvrage se déploie, pour le plaisir du lecteur, pour aiguiser l’esprit critique de l’amateur, une variété fascinante où les souvenirs de Degas (voyez par exemple, page 54, le tableau intitulé Chez la modiste), de Renoir et de Manet (regardez par exemple, page 75, le Portrait de Madame Landry et de sa fille Hélène,) se mêlent aux réminiscences de Vélasquez (considérez, sur ce même double portrait, ces petons fiers couverts de velours bleu) ou de Titien (ne serait-ce pas le cousin lointain du Bacchus si chevelu de la National Gallery, page 113, qui s’élance gaiement vers le bord droit du Retour du printemps ?). C’est un peu de l’éclectisme vif et jouissif de l’avant-guerre qui revit ici, celui des Ballets russes – notre peintre, excellent danseur, fut l’amant d’Isadora Duncan – qui offrirent successivement au public des sujets romantiques et intimistes, comme Le Spectre de la rose, des fragments ou fresques néo-classiques, comme L’Après-midi d’un faune ou Daphnis et Chloé, des scènes orientales ou extrêmes-orientales, comme le Sacre ; le monde scintillant de Paul Poiret et de Marcel Proust donc, non pas encore celui des « patrons », Braque ou Chanel. Pourtant, le foisonnement peint il y a cent ans à peine par Henry Caro-Delvaille, où l’on peut distinguer les mêmes catégories, est régulièrement barré, sous la plume précise de Christine Gouzi, de ces terribles mentions : « disparu » ou « localisation actuelle inconnue ». C’est une des leçons sous-jacentes, poétiques, de ce beau livre savant qui participe autant de l’histoire de la peinture que d’une histoire sociale de l’art : ce qui fut si proche peut être déjà bien loin (faute d’attention et de soin ? ou la faute à la Fatalité ?). Le Narrateur de la Recherche s’étonne que l’on connaisse « exactement la liste des chasseurs qu’Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ » ; à l’inverse, nous sommes un peu troublés, en parcourant le livre si riche de Christine Gouzi, de constater une nouvelle fois – avec les Stoïciens, les moralistes et les dévots du Grand Siècle, les ascètes inspirants d’Asie – l’effritement de ce que l’on croyait forcément enfermé dans la main.

 

BENOÎT DAUVERGNE

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