UN CERTAIN DELVAUX

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[vc_row][vc_column][vc_column_text] L’essentiel de la collection Pierre et Nicole Ghêne est exposé jusqu’au 1er octobre à Evian. L’occasion de redécouvrir l’œuvre de Paul Delvaux, le grand peintre des gares et des squelettes. [/vc_column_text][vc_column_text] Qu’est-ce qu’un collectionneur ? Et qu’est-ce qu’un amateur ? Le premier, me semble-t-il, dit essentiellement non, quand le second – par exemple celui qui bibelote – dit essentiellement oui. Maints intérieurs ressemblent à ces Madones sous le manteau desquelles vient gracieusement se lover une foule bigarrée : chevalier en porcelaine, putto en acier, aïeul en plâtre, biche en noyer, fleur en sucre… Mais la plupart des grandes collections – l’amour y étant réservé – sont auréolées de renoncements : cette aire ou cette ère à l’exclusion de toutes les autres, ces artistes ou cet artiste seulement, et dans l’œuvre de ce dernier, cette seule manière ou cette seule décennie. Derniers actes possibles, le crible n’épargnant pas le héros qui le manie : le dépôt voire la donation, certains nobles héritiers du cousin Pons poussant l’abnégation jusqu’à n’acquérir tel ou tel tableau qu’en fonction des lacunes de tel ou tel musée. L’exposition qui se tient actuellement au Palais Lumière, à Evian, qui présente la quasi-totalité de la collection réunie par Pierre et Nicole Ghêne, exemplifiera bien ces constats. Ce couple, à quelques écarts près, ne s’est attaché qu’à Paul Delvaux, réunissant près d’une centaine d’œuvres de l’autre grand représentant en terres belges (avec Magritte évidemment, qui appelait aigrement notre homme « Delveau » ou « Delvache ») du surréalisme....

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L’essentiel de la collection Pierre et Nicole Ghêne est exposé jusqu’au 1er octobre à Evian. L’occasion de redécouvrir l’œuvre de Paul Delvaux, le grand peintre des gares et des squelettes.

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Qu’est-ce qu’un collectionneur ? Et qu’est-ce qu’un amateur ? Le premier, me semble-t-il, dit essentiellement non, quand le second – par exemple celui qui bibelote – dit essentiellement oui. Maints intérieurs ressemblent à ces Madones sous le manteau desquelles vient gracieusement se lover une foule bigarrée : chevalier en porcelaine, putto en acier, aïeul en plâtre, biche en noyer, fleur en sucre… Mais la plupart des grandes collections – l’amour y étant réservé – sont auréolées de renoncements : cette aire ou cette ère à l’exclusion de toutes les autres, ces artistes ou cet artiste seulement, et dans l’œuvre de ce dernier, cette seule manière ou cette seule décennie. Derniers actes possibles, le crible n’épargnant pas le héros qui le manie : le dépôt voire la donation, certains nobles héritiers du cousin Pons poussant l’abnégation jusqu’à n’acquérir tel ou tel tableau qu’en fonction des lacunes de tel ou tel musée. L’exposition qui se tient actuellement au Palais Lumière, à Evian, qui présente la quasi-totalité de la collection réunie par Pierre et Nicole Ghêne, exemplifiera bien ces constats. Ce couple, à quelques écarts près, ne s’est attaché qu’à Paul Delvaux, réunissant près d’une centaine d’œuvres de l’autre grand représentant en terres belges (avec Magritte évidemment, qui appelait aigrement notre homme « Delveau » ou « Delvache ») du surréalisme. Encore s’agit-il pour l’essentiel d’un certain Delvaux – qui d’ailleurs n’a jamais adhéré au mouvement chapeauté par le dur Breton –, celui des tâtonnements cultivés des débuts, de l’encre et de l’aquarelle, de la moiteur, le Delvaux qui ne vide et ne repeuple pas encore régulièrement gares, places, agoras ou allées, faisant d’elles le cadre d’interminables parties d’échecs, de dames ou d’osselets : on voit se lever ici, dans des chambres roses moins antiques que renaissantes, cette sorte de « Soleil bleu de la Mélancolie » que l’artiste fixera et fera briller longtemps. Cette collection précieuse pour les sens comme pour la science a été déposée par leurs propriétaires au musée d’Ixelles, faisant de ce lieu discret l’autre grande demeure bruxelloise de Delvaux (avec la maison Périer bien sûr, sise avenue Louise, dont le grand salon fut entièrement décoré, mythifié même par le peintre).

Delvaux traversa tout le XXe siècle, étant né en 1897 et mort en 1994. Ce que l’on découvre à Evian, ce sont des œuvres exécutées pendant l’entre-deux-guerres, la guerre et l’immédiat après-guerre. Il y a bien aussi des toiles datant de la seconde moitié du siècle, des Trente Glorieuses – de même que l’on admire quelques pièces qui ne proviennent pas de la collection Ghêne –, des images plus familières comme La Terrasse, peinte en 1979, qui sert d’affiche à l’exposition et qui pourrait servir de toile de fond à Hippolyte s’avançant et déclarant : « Le dessein en est pris : je pars cher Théramène, / Et quitte le séjour de l’aimable Trézène. » ; mais le principal intérêt est ici de saisir une genèse, de goûter les racines douceâtres d’une imagerie largement connue. Ainsi regardera-t-on autrement cette lithographie intitulée La Gare, exécutée en 1971, où une jeune fille habillée de noir avance lentement entre les colonnes fines et les fumerolles, sous le fronton translucide, du Temple du Voyage, quand nous aurons considéré cette toile fort réaliste de 1922, Les Cheminots, toute en grèges et en bruns : les rails n’ont pas encore percé l’horizon, ils s’étagent encore, entre des wagons aveugles, comme les strates d’une ville ou d’une plaine peinte par Paul Klee. La Fascination est seule en scène, avant l’arrivée de l’Élucidation, qui fera se dresser et fleurir des motifs typiques que nous considérons pour le moment à l’état de germes ou de graines. De l’humus à l’Olympe donc, de la Bataille d’Alésia de 1934 – un camp et un champ de sang et de planches – au Dialogue de 1974, tenu dans une pépinière de colonnes, au milieu de pistes, aux confins de l’abstraction.

Autre leitmotiv, autre signature : les squelettes, lesquels, paradoxalement, sont sans doute les figures les plus vivantes dans l’univers du peintre. C’est le sacro-saint spécimen destiné à la classe de biologie, présent dans tout collège ou lycée qui se respecte, Oscar ! l’individu le plus allègrement sympathique de cette espèce infernale, blanchâtre, criarde, qui est à l’origine, chez Delvaux-Hamlet, de la lourde vocation d’exhumer. Trois œuvres nous permettent de bien mesurer, dans l’exposition, l’affirmation progressive de ce thème. Squelettes à l’escalier, un dessin à l’encre et à l’aquarelle de 1934, nous montre de drôles de créatures habillées de leurs seuls os, s’amusant gaiement devant un sage portail fermé. Les Squelettes de 1944, au contraire, posent et s’entretiennent dans le calme : si Magritte substitua un cercueil coudé à la silhouette fluide de madame Récamier, Delvaux semble avoir élégamment placé ici le contenu de trois d’entre eux dans un intérieur à la Hopper, un brin décati. Enfin, la Crucifixion de 1954 fait éclater l’architecture cartilagineuse du Fils de l’homme, du bon larron et du mauvais, de la Mère de Dieu et des saintes femmes, mais non pas celle des soldats, – pour nous rappeler combien les croyances ou les espérances peuvent mourir vite, tel le fruit qui pourrit sur pied ? ou pour réaffirmer l’humanité de toute divinité et la primauté de l’immanence sur la transcendance ? Semblablement, bien que le procédé risque de paraître à certains au moins aussi acrobatique que le dévoilement ou le dévoiement du crâne ou des tibias – ce que suggère la scène de voltige figurée à l’arrière-plan de cette eau-forte non datée –, l’idée d’Incarnation semble renforcée dans cette Annonciation où Marie, tendrement endormie, est représentée nue, alors que l’archange Gabriel qui la regarde, qui l’inspire, est demeuré significativement habillé.

Chez Delvaux, la nudité féminine, magnifiquement nubile, éblouit presque toujours la nudité masculine, alors contrainte de se réfugier dans les limites de la tendre puberté. Comme chez Proust, le protagoniste principal gardera toujours les joues lisses face à de véritables monuments féminins ; comme le Narrateur, le peintre dotera constamment le chiffre Femme de cette puissance explosive, exclusive, pour qui demande et appréhende à la fois le corps féminin : Lesbianisme. L’atrium que l’on voit sur un dessin de 1936, Les Belles de nuit, n’étonnerait pas dans un songe de M. Swann. Avec ces Amies de 1940, Delvaux proposa son propre Concert champêtre : comme chez Giorgione et Titien – ce que Manet n’a pas souhaité retenir –, nous jouissons assurément du privilège de voir dans ce paysage éclatant deux réalités irréductibles, celle des créatures vêtues et celle des créatures à jamais dévêtues ; mais cette fois, ce sont les naïades qui se délectent (serait-ce Narcisse qui gravit les rochers derrière elles ?) et non le mortel esseulé en veston noir que l’on aperçoit au second plan, qui, faute sans doute du rire de la vie, se contentera pour l’instant d’un rire écrit, celui de Bergson peut-être. Sur la toile de 1944 intitulée Le Rêve, cette discontinuité entre le monde des femmes et celui des hommes est aussi suggérée : un jeune homme gracile dort sous le regard altier et curieux de deux femmes, alors qu’un autre garçon, à l’arrière, tente de communiquer avec deux autres filles qui passent ; mais où est le rêve ? où pointe et où plonge cet arbre vigoureux qui, comme chez Piero della Francesca, semble le dédoublement végétal d’un ange ou d’un des fils d’Adam?

C’est encore une femme nue que l’on découvre, morte ou pétrifiée, au premier plan de l’un des plus beaux tableaux accrochés au Palais Lumière, Palais en ruines, de 1935. Devant cette toile, l’une des plus calmes de toutes celles composant le monde plein de stridences et de hululements de Delvaux, devant cette bâtisse palladienne derrière laquelle le soleil se couche, d’aucuns pourront se rappeler cette évocation dédicatoire et assourdie d’Yves Bonnefoy, que l’on trouve dans le poème énumératif Dévotion : « (À tous palais de ce monde, pour l’accueil qu’ils font à la nuit). »

BENOÎT DAUVERGNE

[/vc_column_text][vc_column_text]NOTA BENE
Paul Delvaux. Maître du rêve, Palais Lumière, Évian Jusqu’au 1er octobre 2017
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