LEÇON DES TÉNÈBRES SELON CHRISTIAN BOLTANSKI

Die Jüdische Schule 
(Berlin 1939), 1992 Photograpvure en noir sur papier calque froissé et collage, 60x80cm MCBA
©Photo : MCBA, Lausanne
Die Jüdische Schule (Berlin 1939), 1992 Photograpvure en noir sur papier calque froissé et collage, 60x80cm MCBA ©Photo : MCBA, Lausanne
Françoise Jaunin Formidablement dense en émotions, un Focus rappelle au MCBA les années 1985-1996 du fameux passeur de mémoire et officiant de son «culte aux morts, aux vivants et aux morts à venir». Bientôt trente ans que le MCBA présentait au Palais de Rumine son exposition-événement Reliques et monuments en forme d’impressionnant mausolée pour Les Suisses morts. Pour ceux qui l’ont vue, comment oublier l’ébranlement profond que provoquait la traversée des étroits couloirs ménagés entre ses hauts murs de boîtes à biscuits en métal rouillé entassées sur lesquelles – urnes dérisoires – étaient collés des portraits découpés dans la rubrique nécrologique du Nouvelliste. Juchées au sommet, des lampes de bureaux projetaient leurs ronds de lumière. Puis le couloir se transformait en forêts de piliers, un labyrinthe de colonnes précaires entre lesquelles il fallait précautionneusement se frayer un chemin. Après le Centre Pompidou qui, au tournant 2019-2020 et sous le titre Christian Boltanski – Faire son temps, proposait une vaste traversée de son œuvre, le musée lausannois vient rappeler les liens qui l’unissent à cette haute figure singulière et inclassable de l’art contemporain français. Sans oublier que Boltanski entretient un lien très fort avec une autre institution lausannoise: la Collection de l’art brut. Avec sa femme l’artiste Annette Messager, il fait partie des rares artistes contemporains qui disent se sentir proches de l’art brut, avouant même une certaine dette à son égard. Le MCBA a acquis plusieurs œuvres et livres d’artistes de Christian Boltanski qui en a publié plus de quatre-vingts, tous...

Françoise Jaunin

Formidablement dense en émotions, un Focus rappelle au MCBA les années 1985-1996 du fameux passeur de mémoire et officiant de son «culte aux morts, aux vivants et aux morts à venir».

Bientôt trente ans que le MCBA présentait au Palais de Rumine son exposition-événement Reliques et monuments en forme d’impressionnant mausolée pour Les Suisses morts. Pour ceux qui l’ont vue, comment oublier l’ébranlement profond que provoquait la traversée des étroits couloirs ménagés entre ses hauts murs de boîtes à biscuits en métal rouillé entassées sur lesquelles – urnes dérisoires – étaient collés des portraits découpés dans la rubrique nécrologique du Nouvelliste. Juchées au sommet, des lampes de bureaux projetaient leurs ronds de lumière. Puis le couloir se transformait en forêts de piliers, un labyrinthe de colonnes précaires entre lesquelles il fallait précautionneusement se frayer un chemin. Après le Centre Pompidou qui, au tournant 2019-2020 et sous le titre Christian Boltanski – Faire son temps, proposait une vaste traversée de son œuvre, le musée lausannois vient rappeler les liens qui l’unissent à cette haute figure singulière et inclassable de l’art contemporain français. Sans oublier que Boltanski entretient un lien très fort avec une autre institution lausannoise: la Collection de l’art brut. Avec sa femme l’artiste Annette Messager, il fait partie des rares artistes contemporains qui disent se sentir proches de l’art brut, avouant même une certaine dette à son égard.

Le MCBA a acquis plusieurs œuvres et livres d’artistes de Christian Boltanski qui en a publié plus de quatre-vingts, tous pensés comme des œuvres à part entière. S’y ajoutent des donations et prêts à long terme. Regroupés dans son Espace Focus, ils composent jusqu’à l’automne un bel ensemble de pièces des années 1985 à 1996. Un concentré d’exposition qui, en dépit de sa taille réduite, permet bien de faire ressentir la force bouleversante de son théâtre de la mémoire et de la disparition.

Petite Réserve des Suisses morts, 1990 Installation, 70 x 70 x 31 cm MCBA © Photo : MCBA, Lausanne

 

UN MIROIR À LA PLACE DU VISAGE
Réserve des Suisses morts,1990: disposés dans une étagère sur des lambeaux de drap blanc et éclairés par des rangées de petites lampes, ce sont trentesix portraits rephotographiés dans le journal valaisan et mêlant des visages de ses pages mortuaires à ceux de personnes vivantes reprises d’autres rubriques pour mieux flouter tout à la fois les images, la narration et le fil de l’histoire. D’autres installations et livres font aussi directement partie de ce requiem aux Suisses morts dont l’artiste nous disait alors: «Ce sont des monuments aux morts ordinaires. Quoi de plus normal qu’un Suisse ? Parler de Juifs morts ou de Bosniaques morts, c’est presque dans l’ordre des choses du monde. Mais les Suisses, eux, n’ont aucune raison historique de mourir. Ils sont neutres, propres, lisses, donc universels. Ils représentent le sort commun, la mortalité anonyme et ordinaire. Ce qui rend l’idée de la mort d’autant plus terrifiante et plus implacable.»

Véronique, 1996 Boîte en bois peinte, grillage, photographie NB sur calque, tissu, néon et fils électriques, 150,5 x 85,5 x 10,5 cm MCBA, collection Alain et Suzanne Dubois, promesse de don ©Photo : MCBA, Lausanne

La mort et la disparition, voilà son grand sujet! L’obsession de la transmission de la mémoire hante celui qui, caché pendant deux ans sous le plancher de la maison familiale pour échapper à la Gestapo, a entendu tout enfant parler des atrocités de la Shoah dont la plupart des amis de ses parents étaient les survivants. « Si je m’intéresse à ça, c’est sans doute parce que l’une des grandes questions de la Shoah demeure : pourquoi ai-je survécu » ? Né en 1944, ce n’est qu’en 1987, à la huitième Documenta de Kassel, qu’il parvient à affronter l’histoire du génocide et de son propre héritage judaïque. «Où s’arrête l’art, où commence la vie ? ne cesse-t-il de se demander. Plus que tout autre, il en brouille délibérément les frontières. Il lui faut imaginer une manière de faire qu’on ne reconnaisse pas comme de l’art, mais qu’on soit touché au plus profond et qu’on se dise : «Qu’est-ce que c’est que ça? » Toutes les premières années de sa vie d’artiste, Boltanski les a, par le biais de photos et d’objets trouvés, consacrées à la réinvention et la mise en scène de souvenirs d’enfance qui ne cessent de mêler le réel avec le fictif et l’intime avec le collectif dans une surenchère de fausses preuves, de bouffonneries et de vraies contradictions. Archéologue et mythologue de sa propre histoire comme de celle de tout un chacun, Boltanski assure que pour lui «l’artiste est quelqu’un qui a un miroir à la place du visage ».

Monument, 1987 32 photos couleurs sous verre, 7 photos NB sous verre, lampes et fils, 170x 180 cm MCBA, collection A. et S. Dubois, promesse de don © Photo : MCBA, Lausanne

PARABOLES DE LA VIE ORDINAIRE
À partir de 1975, le bouffon tragique se fait marionnettiste d’un théâtre d’ombres tremblantes et fantomatiques, sorte de danses des morts délicate ou de balades des pendus conjuguant le magique avec le macabre. Quand bien même l’homme se dit non croyant, ses œuvres entretiennent un rapport de plus en plus étroit avec une forme de sacré. Naissent alors, à la mitan des années quatre-vingts, ses monuments aux victimes de l’holocauste. Rien n’y est jamais clairement nommé ni aucun document sur les camps de la mort utilisé, mais la ré-férence y est constante, suscitant émoi, malaise et recueillement mêlés. Portraits photographiques souvent agrandis et floutés pour perdre toute individualité et devenir des sortes d’archétypes; bougies ou ampoules électriques aux fils emmêlés et aux lumières chancelantes dans la pénombre ; monceaux de vêtements usagés sur lesquels les visiteurs sont obligés de marcher comme s’ils piétinaient des cadavres…, les matériaux sont pauvres et la mise en œuvre tient du bricolage, mais la charge émotionnelle de ses «paraboles de la vie ordinaire » submerge. Dans ses installations et environnements monumentaux et immersifs comme dans ses petits reliquaires portatifs, ses œuvres se déclinent sous forme d’autels, mémoriaux et autres chapelles ardentes d’une force expressive qui tranche avec la scène d’un art contemporain des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix plutôt réticent à l’égard des débordements émotionnels. Boltanski n’en a cure. Il conjugue étroitement sa démarche conceptuelle avec la dimen-sion poignante sans laquelle il ne saurait imaginer aborder un tel sujet. «Après le déclin des idéologies, confie-t-il, je crois que c’est à la culture de prendre en charge une conscience sociale, philosophique et éthique ».

Reliquaire, 1989 3 tiroirs en métal avec photos et treillis, 40 boîtes métalliques, 3 lampes, 245 x 190 x 25 cm MCBA, collection A. et S. Dubois, promesse de don © Photo : MCBA, Lausann

À l’été 2020, le Festival Vevey Images accueillait en sa salle du Castillo sa gigantesque installation Chance qui, après la Biennale de Venise de 2011, a voyagé dans le monde entier. Une impressionnante machinerie y fait défiler dans des parcours compliqués des photos de bébés polonais trouvés dans la Gazette de Varsovie qui montre chaque week end les portraits des nouveaux-nés de la semaine. En saisissant contrepoint à ses monuments aux morts, la pièce, qui manifeste son besoin d’aller toujours plus vers une forme d’art total, affiche en temps réel le décompte des naissances et des morts dans le monde. Avec un léger avantage pour les premières. «Ce qui est optimiste, médite-t- il, ce n’est pas qu’on soit remplaçable, c’est qu’on soit remplacé».

NOTA BENE

Reliques et monuments. Œuvres de Christian Boltanski, MCBA (Musée cantonal des beaux-arts), Lausanne du 2 juillet au 28 septembre 2021

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