L’ŒIL DE MICHEL SERRES

DOMINIQUE FERNANDEZ
DOMINIQUE FERNANDEZ
Tout le monde est allé voir à Venise, dans la petite église San Giorgio degli Schiavoni, les neuf tableaux de Carpaccio, qui dépeignent tour à tour : le combat de saint Georges contre le dragon dévorateur de jeunes gens et la victoire du preux ; comment saint Tryphon dompte le griffon ; l’agonie au jardin des Oliviers ; la vocation de saint Matthieu ; deux histoires de saint Jérôme ; enfin, saint Augustin en extase dans sa cellule monacale. Tout le monde admire ces peintures, mais pour leur valeur illustrative ; on les considère comme de l’art décoratif ; on s’amuse des détails que l’on y trouve : la gueule hérissée d’écailles du dragon, le museau féroce du griffon ; les corps mutilés des victimes ; la fuite des moines devant le lion ; le petit chien en contemplation devant saint Augustin ; les divers animaux, chevaux, lévrier, perroquet, paons, gazelles. On ne prend guère au sérieux ces charmantes images joliment coloriées. Il fallait un philosophe pour nous en révéler le sens profond. Je connaissais Michel Serres depuis soixante-dix ans. Nous étions ensemble à l’École normale supérieure ; nous déjeunions chaque jour ensemble à la cantine de la rue d’Ulm ; nous avons passé la même année l’agrégation. Il était déjà d’une curiosité universelle, d’une jubilation dans le savoir prodigieuse, déjà d’une faconde éblouissante. Ce métaphysicien, ce philosophe des sciences, cet ancien élève de l’École navale, cet esprit qui s’intéressait à tout et dont les compétences nous paraissaient illimitées, nous...

Tout le monde est allé voir à Venise, dans la petite église San Giorgio degli Schiavoni, les neuf tableaux de Carpaccio, qui dépeignent tour à tour : le combat de saint Georges contre le dragon dévorateur de jeunes gens et la victoire du preux ; comment saint Tryphon dompte le griffon ; l’agonie au jardin des Oliviers ; la vocation de saint Matthieu ; deux histoires de saint Jérôme ; enfin, saint Augustin en extase dans sa cellule monacale. Tout le monde admire ces peintures, mais pour leur valeur illustrative ; on les considère comme de l’art décoratif ; on s’amuse des détails que l’on y trouve : la gueule hérissée d’écailles du dragon, le museau féroce du griffon ; les corps mutilés des victimes ; la fuite des moines devant le lion ; le petit chien en contemplation devant saint Augustin ; les divers animaux, chevaux, lévrier, perroquet, paons, gazelles. On ne prend guère au sérieux ces charmantes images joliment coloriées.

Il fallait un philosophe pour nous en révéler le sens profond. Je connaissais Michel Serres depuis soixante-dix ans. Nous étions ensemble à l’École normale supérieure ; nous déjeunions chaque jour ensemble à la cantine de la rue d’Ulm ; nous avons passé la même année l’agrégation. Il était déjà d’une curiosité universelle, d’une jubilation dans le savoir prodigieuse, déjà d’une faconde éblouissante. Ce métaphysicien, ce philosophe des sciences, cet ancien élève de l’École navale, cet esprit qui s’intéressait à tout et dont les compétences nous paraissaient illimitées, nous parla un jour de son séjour à Venise ; non, vous vous en doutez bien, pour nous en vanter les gondoles ni même les palais, les musées : mais uniquement à cause de l’émerveillement qu’il avait éprouvé dans cette petite église San Giorgio degli Schiavoni.

Vingt ans plus tard, je ne fus pas étonné qu’il publiât un livre sur ces peintures, Esthétiques de Carpaccio (Hermann, 1975). Hélas, je n’avais ni la formation ni la tournure d’esprit nécessaires pour comprendre ce langage qui me parut trop abscons
pour mes facultés intellectives. Aussi, quel soulagement de voir Michel Serres, encore trentedeux ans plus tard, revenir sur sa passion juvénile et « déplorer » que le style de son premier livre ait été entaché d’une « obscurité » provoquée par « une tension insupportable ». Le nouvel ouvrage, un album magnifiquement illustré, d’une lecture beaucoup moins ardue (Carpaccio, les esclaves libérés, Le Pommier, 2007), expose avec une relative clarté les intentions secrètes du peintre.

Ce serait une sorte d’épopée sur le thème La violence et le sacré, la chronique du passage, dans l’histoire de l’humanité, de la tuerie sanglante à la douceur, de la domination de la bête au royaume de l’harmonie, du hurlement des fauves au ronronnement du chiot, de l’esclavage à la liberté. Et de nous rappeler que cette église n’a pas été choisie par hasard : Schiavoni signifie Slaves, mais a fini par désigner les esclaves. Esclaves que tend à libérer ce cycle de peintures. C’est donc une saga de l’émancipation.

« Commencée par une scène de carnage, où Georges brise sa lance dans la gueule d’un dragon, parmi une plaine où gisent dix membres épars, cette bande peinte dessinée va finir en béatitude ; commencée, dehors, en une vallée d’ossements desséchés, sous les clameurs de la colère, elle entre dans le silence intime d’une chambre ; commencée devant une foule qui s’amasse, béante au spectacle, elle finit en une solitude inspirée. […] Dans son existence, publique ou privée, qui, victime, vainqueur, combatif en tout cas, n’expérimente la violence ? Rugissante comme lion cherchant qui dévorer, sa bête déchire et tue. […] Comment arrêter l’orage, comment apaiser la guerre perpétuelle, comment domestiquer la bête, comment préparer, organiser, réaliser la paix » ?

Ah ! si tous les critiques d’art avaient ce style, ce panache, cette préoccupation humaniste, ce don de s’élever au-dessus des problèmes formels de la peinture pour nous en faire découvrir le message !

DOMINIQUE FERNANDEZ

de l’Académie française

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