ROGER DE MONTEBELLO, LE DERNIER DES VÉDUTISTES

Porta delle Terese 51, 2019 Huile sur toile, 140 x 190 cm © Roger de Montebello
Porta delle Terese 51, 2019 Huile sur toile, 140 x 190 cm © Roger de Montebello
François-Henri Désérable L’Espace Muraille met à l’honneur une cinquantaine de tableaux de Roger de Montebello, digne héritier des védutistes vénitiens. Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, Londres, Venise», écrivait Paul Morand en 1971. Celle de Roger de Montebello porte les cachets de Séville, dont il fréquenta la Faculté des BeauxArts; de la mer Égée, qu’il sillonne d’île en île ; et, comme l’auteur de Venises, celui de Venise. Voilà bientôt trente ans qu’il y vit, aujourd’hui sur la Giudecca, d’où chaque jour un vaporetto le dépose dans le Dorsoduro où il a son atelier. C’est là, entre deux des plus importants musées de la ville, le Guggenheim et l’Academia, qu’un matin nous l’avons retrouvé, grimpant à sa suite la volée de marches qui mènent à ses boîtes à couleurs et ses pinceaux, son chevalet, en plus de quelques dizaines de tableaux qui n’ont pour vis-à-vis que les eaux du Grand Canal. On connaît le mot de Casanova, à qui Madame de Pompadour ayant appris qu’il était vénitien lui demanda s’il venait vraiment de là-bas: «Venise n’est pas là-bas, Madame, mais là-haut.» On connaît moins l’éloge de Luigi Groto, qui le 23 août 1570 rappelait l’étymologie du nom de la ville : « Qui ne la loue est indigne de sa langue ; qui ne la contemple est indigne de la lumière; qui ne l’admire est indigne de l’esprit ; qui ne l’honore est indigne de l’honneur. Qui ne l’a vue ne...

François-Henri Désérable

L’Espace Muraille met à l’honneur une cinquantaine de tableaux de Roger de Montebello, digne héritier des védutistes vénitiens.

Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, Londres, Venise», écrivait Paul Morand en 1971. Celle de Roger de Montebello porte les cachets de Séville, dont il fréquenta la Faculté des BeauxArts; de la mer Égée, qu’il sillonne d’île en île ; et, comme l’auteur de Venises, celui de Venise. Voilà bientôt trente ans qu’il y vit, aujourd’hui sur la Giudecca, d’où chaque jour un vaporetto le dépose dans le Dorsoduro où il a son atelier. C’est là, entre deux des plus importants musées de la ville, le Guggenheim et l’Academia, qu’un matin nous l’avons retrouvé, grimpant à sa suite la volée de marches qui mènent à ses boîtes à couleurs et ses pinceaux, son chevalet, en plus de quelques dizaines de tableaux qui n’ont pour vis-à-vis que les eaux du Grand Canal.

On connaît le mot de Casanova, à qui Madame de Pompadour ayant appris qu’il était vénitien lui demanda s’il venait vraiment de là-bas: «Venise n’est pas là-bas, Madame, mais là-haut.» On connaît moins l’éloge de Luigi Groto, qui le 23 août 1570 rappelait l’étymologie du nom de la ville : « Qui ne la loue est indigne de sa langue ; qui ne la contemple est indigne de la lumière; qui ne l’admire est indigne de l’esprit ; qui ne l’honore est indigne de l’honneur. Qui ne l’a vue ne croit point ce qu’on lui en dit et qui la voit croit à peine ce qu’il voit. Qui entend sa gloire n’a de cesse de la voir, et qui la voit n’a de cesse de la revoir. Qui la voit une fois s’en énamoure pour la vie et ne la quitte jamais plus, ou s’il la quitte c’est pour bientôt la retrouver, et s’il ne la retrouve il se désole de ne point la revoir. De ce désir d’y retourner qui pèse sur tous ceux qui la quittèrent elle prit le nom de venetia, comme pour dire à ceux qui la quittent, dans une douce prière: Veni etiam, reviens encore. »

Né à Paris en 1964, Montebello était encore enfant quand, pour la première fois, il vit Venise. Il y revint souvent, s’y fixa, ne la quitta jamais plus, et depuis la contemple et l’admire, l’honore dans une peinture qui «fait le pari de rassembler en une seule œuvre la forme et la lumière pure qui la dissout, le sensible et l’intelligible, la matière et l’es- prit », comme a pu l’écrire Guido Brivio dans son Architectures de l’invisible.

S’il admet une attirance précoce pour les couleurs – dans sa chambre d’enfant, les voitures miniatures ne roulaient pas sur la moquette: elles étaient agencées de façon à créer une mosaïque de couleurs –, Montebello ne se destinait pas à la peinture. La vocation vient à dix-sept ans, face aux tableaux de Pollock. S’ensuivent des études en Espagne où les arènes, les taureaux, la corrida le fascinent – il en fera l’autre grand sujet de son œuvre –, trois ans de philosophie de l’art à Harvard, un passage à Sciences Po, une première exposition. Déjà, il peint Venise, «l’union de l’esprit et du sensible, un lieu réel qui correspond à un idéal».

À chacun sa Venise. La sienne est onirique, dionysiaque, baignée de lumière, une Venise rouge-orangée, avec d’infinies variations de bleu. Une Venise sans habitants ni touristes – il sourit quand on lui dit que la ville, pendant plusieurs semaines, fut plus montebelienne que jamais. Une Venise métaphysique à la Chirico – influence qu’il revendique, avec celle de Piero della Francesca. Les védutistes vénitiens ? «Leur vision de la ville est profondément différente de la mienne». Et pourtant, comment ne pas songer à Bellini, à Carpaccio, au frioulan Carlevarijs, à Bellotto, à Canaletto, à Guardi, à leurs vedute de la ville au temps où la ville était encore République sérénissime – au temps, dirait Montebello, où « peindre Venise n’était pas encore un tabou: depuis, elle est associée à la beauté, au bonheur, au voyage – autant de concepts rejetés en bloc par l’art contemporain, où la dimension du sacré est absente ».

Porta delle Terese 49, 2019 Huile sur toile, 140 x160 cm © Roger de Montebello

Le sacré, on le retrouve dans ses vues de la Salute, que tous les peintres, écrivait encore Morand, ont aimé, n’ayant «jamais résisté à la courbe de ses volutes déroulées comme des vagues prêtes à crouler, séduits par les jeux du soleil autour d’une coupole gris-vert dont la sphère permet toutes les nuances des coulleurs rompues». Si la Basilique est l’un des topoï de Montebello, elle n’est ni le premier ni le seul. On trouve aussi d’innombrables vues de la Punta della Dogana, à notre humble avis le plus bel endroit de la terre, du cimetière San Michele, avec son baptistère et ses cyprès, de San Giorgio Maggiore ou Burano – laboratoire de couleurs et seul endroit, dit avec enjouement Montebello, où s’il lui fallait quitter Venise il pourrait vivre: «à Burano, les couleurs les plus dissonantes, les plus criantes, les plus stridentes s’accordent entre elles; on a l’impression de marcher dans une boîte de Smarties.»

Mais le sujet montebellien par excellence, ce sont les portes. Celles de l’Arsenal, sur quoi veillent quatre lions colossaux ; celle, surtout, de l’église aujourd’hui déconsacrée de Santa Teresa, que les Vénitiens appellent familièrement les Terese: « La porte des Terese inspire ma peinture depuis 1990. Majestueuse et simple, elle perce un mur conventuel austère posé sur un quai, au bord d’un petit canal vénitien. Elle est reliée à l’eau par quelques marches dont le nombre varie selon la marée. Elle est surmontée d’un arc brisé évoquant à la fois les cornes d’un taureau, l’ouverture vers le ciel et la simplicité géométrique de courbes posées sur des droites. »

Porta delle Terese 40, 2018 Huile sur toile, 38 x 46 cm © Roger de Montebello

C’est à ces variations sur la porte des Terese que l’Espace Muraille consacre une exposition, où seront accrochés une cinquantaine de tableaux du plus vénitien des peintres français. En regardant ses portes – la même porte gris-vert que Montebello peint en bleu –, on pense à Faulkner, qui d’un «petit coin de terre natale » fit un territoire mythologique : le comté de Yoknapatawpha, pas plus grand, disait-il, qu’un « timbre-poste », et qu’il creusait avec abnégation de livre en livre. L’étendue du territoire importe assez peu : seule compte en réalité la profondeur à laquelle on s’échine à creuser.

NOTA BENE

Roger de Montebello Espace Muraille, Genève Jusqu’au 10 juillet 2021

 

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