Un Curieux Assassinat

DOMINIQUE FERNANDEZ La vague, la rage d’homophobie sans précédent qui s’est abattue sur la France à l’occasion du débat sur le mariage gay, a fait un dégât collatéral. Le meilleur spectacle de l’année à Paris a été assassiné par la critique. Et pourquoi, grands dieux ? L’invocation aux habitants de l’Olympe n’est pas déplacée, car Troïlus et Cressida, la pièce de Shakespeare jouée à la Comédie Française, met en scène des héros de l’Iliade, les Grecs Agamemnon, Achille, Ajax, Ulysse, Diomède, Patrocle, Nestor et les Troyens Priam, Hector, Troïlus, Paris, Énée, aux prises lors de la guerre de Troie. Sans doute le poème d’Homère est-il inconnu des journalistes, qui ont écrit qu’ils ne comprenaient rien à l’intrigue et ne distinguaient pas entre les personnages. Tout était selon eux confus et ennuyant. Résultat : une salle au tiers vide, au lieu de l’affluence ordinaire dans ce temple du répertoire classique. La pièce est merveilleuse, bien entendu, c’est du meilleur Shakespeare, et les acteurs étaient excellents, la mise en scène de Jean-Yves Ruf intelligente, les entrées et les sorties bien réglées, le champ de bataille brillamment illustré, le décor d’une sobriété suggestive. Quant au traducteur, André Markowicz, il est aussi bon au théâtre qu’il est mauvais dans Dostoïevski. Il a rendu de manière satisfaisante la verdeur savoureuse, le rutilement sonore, l’audace jubilatoire des dialogues. Thersite, le bouffon difforme et insulteur, se distingue par l’énergie lexicale avec laquelle il tourne en dérision et en boue l’héroïsme des guerriers. Entre le débonnaire...
DOMINIQUE FERNANDEZ

La vague, la rage d’homophobie sans précédent qui s’est abattue sur la France à l’occasion du débat sur le mariage gay, a fait un dégât collatéral. Le meilleur spectacle de l’année à Paris a été assassiné par la critique. Et pourquoi, grands dieux ? L’invocation aux habitants de l’Olympe n’est pas déplacée, car Troïlus et Cressida, la pièce de Shakespeare jouée à la Comédie Française, met en scène des héros de l’Iliade, les Grecs Agamemnon, Achille, Ajax, Ulysse, Diomède, Patrocle, Nestor et les Troyens Priam, Hector, Troïlus, Paris, Énée, aux prises lors de la guerre de Troie. Sans doute le poème d’Homère est-il inconnu des journalistes, qui ont écrit qu’ils ne comprenaient rien à l’intrigue et ne distinguaient pas entre les personnages. Tout était selon eux confus et ennuyant. Résultat : une salle au tiers vide, au lieu de l’affluence ordinaire dans ce temple du répertoire classique.

La pièce est merveilleuse, bien entendu, c’est du meilleur Shakespeare, et les acteurs étaient excellents, la mise en scène de Jean-Yves Ruf intelligente, les entrées et les sorties bien réglées, le champ de bataille brillamment illustré, le décor d’une sobriété suggestive. Quant au traducteur, André Markowicz, il est aussi bon au théâtre qu’il est mauvais dans Dostoïevski. Il a rendu de manière satisfaisante la verdeur savoureuse, le rutilement sonore, l’audace jubilatoire des dialogues. Thersite, le bouffon difforme et insulteur, se distingue par l’énergie lexicale avec laquelle il tourne en dérision et en boue l’héroïsme des guerriers.

Entre le débonnaire Agamemnon et le subtil Ulysse, dont les discours sont empreints d’une ironie machiavélique, il s’agit de haute politique. Le rusé convainc le général en chef que les rivalités entre les capitaines et le manque de discipline dans l’armée maintiennent Troie debout, et non sa propre capacité de résistance. « Cette négligence des degrés produit une déchéance là même où elle essaye une escalade. » Mais voilà : la politique n’est pas le seul sujet de la pièce. L’autre versant s’appelle : érotisme. Troïlus et Cressida : les amours d’un jeune Troyen et d’une jeune Troyenne, rien que d’extrêmement convenable. Le titre n’était-il pas une garantie de moralité ?

Patatras. Au fil du spectacle, un amour d’une autre espèce repoussait au second plan la fade idylle des fiancés. On sait (mais il faut le rappeler, puisque partout l’inculture étend son hégémonie) qu’Hector le Troyen et Achille le Grec se détestaient. « Dites-moi, ô cieux, dans quelle partie du corps je le tuerai », s’écrie le fils de Thétis. À la place d’Achille, retenu par une mission importante, le soin de défier Hector revient à son ami Patrocle. Son ami ! Je parle comme les manuels prudes. « Son giton », dit plus véridiquement Shakespeare. (François-Victor Hugo traduisait : « son varlet mâle », « sa putain masculine ».) Ils partagent la même tente, où Patrocle se prélasse, « couché sur un lit de paresse ». Et reconnaît devant Achille qu’une femme impudente n’est pas plus honnie qu’un homme efféminé dans un temps d’action. Rien, dans la mise en scène et le jeu des deux personnages, n’atténuait la crudité de leurs rapports. Au contraire, était soulignée la douce sensualité de leur union. Patrocle suivait Achille comme son ombre : toujours à côté de lui, assis ou debout, silencieux, attentif, fidèle. Sous les quolibets de Thersite, ils se roulent un patin, et nul ne peut ignorer le degré d’intimité auquel les a portés leur affection.

Patrocle est tué par Hector. La colère d’Achille et la vengeance qu’il médite et qu’il exécutera forment désormais le principal de la pièce. Cressida, qui n’a eu qu’un petit rôle, est vite oubliée ! C’est sans doute à cause de son caractère subversif que cette pièce est relativement méconnue et presque jamais représentée. Il est triste de penser que même avec la garantie du premier théâtre de France un tel sujet ne franchit ni dans la presse ni dans une grande partie du public l’obstacle de l’ignorance et du préjugé.

DOMINIQUE FERNANDEZ

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