Chostafolie

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Dominique Fernandez
Valery Gergiev, c’est un nom qui est sur toutes les lèvres, à présent, qui vole de par le monde. Homme-orchestre, homme-musique, mais d’abord force de la nature, de cette nature russe dont le premier modèle a été Pierre le Grand. Gergiev est non seulement chef d’orchestre, mais directeur du théâtre Mariinski, qui est redevenu sous son impulsion un des tout premiers opéras en Europe. Combinant toutes les fonctions à la fois, comme naguère un Karajan, il électrise les salles par sa direction à la fois précise et fougueuse. Récemment, il a présenté à Paris la maquette de la seconde salle d’opéra qu’il a fait construire à Saint-Pétersbourg, et qui sera inaugurée le 2 mai prochain. Un événement qui fera date, par l’ampleur du projet, la beauté du bâtiment, la nouvelle dynamique insufflée à la vieille institution impériale. Jamais las de répondre aux questions, il a satisfait aux curiosités des journalistes pendant six heures d’affilée, calme, sûr de lui, courtois. Un vrai modeste, qui n’a pas besoin de se donner des airs pour asseoir son autorité. Je l’ai trouvé changé physiquement : apaisé ce visage émacié de bandit tchétchène, adoucies les pommettes hautes, moins creusées les joues, atténué l’éclat des yeux clairs. Il ne s’est pas épaissi, mais, dirais-je, posé. Comme il nous l’a annoncé, il vient d’avoir soixante ans. Sainte-Beuve soutenait qu’on ne mûrit pas, qu’on n’a le choix qu’entre pourrir et durcir. Mais non ! Ne soyez pas si misanthrope. Ce n’est...

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Dominique Fernandez
Dominique Fernandez

Valery Gergiev, c’est un nom qui est sur toutes les lèvres, à présent, qui vole de par le monde. Homme-orchestre, homme-musique, mais d’abord force de la nature, de cette nature russe dont le premier modèle a été Pierre le Grand. Gergiev est non seulement chef d’orchestre, mais directeur du théâtre Mariinski, qui est redevenu sous son impulsion un des tout premiers opéras en Europe. Combinant toutes les fonctions à la fois, comme naguère un Karajan, il électrise les salles par sa direction à la fois précise et fougueuse. Récemment, il a présenté à Paris la maquette de la seconde salle d’opéra qu’il a fait construire à Saint-Pétersbourg, et qui sera inaugurée le 2 mai prochain. Un événement qui fera date, par l’ampleur du projet, la beauté du bâtiment, la nouvelle dynamique insufflée à la vieille institution impériale. Jamais las de répondre aux questions, il a satisfait aux curiosités des journalistes pendant six heures d’affilée, calme, sûr de lui, courtois. Un vrai modeste, qui n’a pas besoin de se donner des airs pour asseoir son autorité. Je l’ai trouvé changé physiquement : apaisé ce visage émacié de bandit tchétchène, adoucies les pommettes hautes, moins creusées les joues, atténué l’éclat des yeux clairs. Il ne s’est pas épaissi, mais, dirais-je, posé. Comme il nous l’a annoncé, il vient d’avoir soixante ans.

Sainte-Beuve soutenait qu’on ne mûrit pas, qu’on n’a le choix qu’entre pourrir et durcir. Mais non ! Ne soyez pas si misanthrope. Ce n’est pas parce que vous n’avez pas réussi à écrire un bon roman, qu’il faut désespérer du genre humain ! Le soir même de cette gigantesque conférence de presse, Gergiev montait sur l’estrade de la salle Pleyel pour entamer une intégrale des symphonies et des concertos de Chostakovitch. Le premier soir, trois symphonies (1, 2 et 15) et le deuxième concerto de piano avec Denis Matsuev, le second soir deux symphonies (3 et 13, la colossale Babi Yar dédiée aux victimes juives des nazis), et le deuxième concerto pour violoncelle. La suite viendra au cours de six concerts, en décembre et février prochains.

L’a-t-on assez calomnié à l’Ouest, ce Chostakovitch, jusqu’à une époque récente ! On le traitait de valet de Staline, parce qu’il était resté en URSS, avait refusé de s’expatrier et préféré opposer au totalitarisme une résistance intérieure : par sa musique justement, d’une ironie cinglante et d’un souffle inépuisable. Les petits esprits qui le condamnaient ne savaient même pas qu’il avait passé la plus grande partie de sa vie tenu à l’œil par la police. Dans ses symphonies en particulier, il a exprimé, résumé, magnifié la tragédie historique de la Russie au vingtième siècle. Quand on est Russe, on est solidaire de son pays, pour le meilleur et pour le pire, le patriotisme étant un des sentiments les plus forts en Russie. La musique de Chostakovitch est une empoignade avec le pouvoir soviétique, et peut-être n’est-elle si inventive et énergique que parce qu’elle avait à déjouer la censure. Les deuxième et troisième symphonies, dédiées pourtant l’une à la Révolution d’Octobre, l’autre au Premier Mai, regorgent de recherches formelles qui font craquer le vernis officiel.

Qui pouvait les enlever avec plus de brio et en creuser mieux la profondeur que Gergiev, lui qui a compris si bien les racines psychologiques de leur création ? « Staline était un dictateur, un tyran. Mais par sa seule présence, par la pression constante exercée sur Chostakovitch, il a rendu ce dernier de plus en plus fort. » Voilà qui devrait être entendu par les grenouilles qui s’époumonent à crier « Liberté ! Liberté ! » sans se douter que certaines des plus grandes œuvres d’art sont nées de la contrainte. Les Russes sont spécialistes de ce sursaut de génie occasionné par l’oppression. Pouchkine doit à la persécution de Nicolas 1er certains de ses plus beaux poèmes, comme Eisenstein n’aurait pas créé un Ivan le Terrible si violent, sans le défi qu’il lançait à Staline.

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