Jackson Pollock figuratif, ou la recherche du motif

The Water Bull, 1946
Stedelijk Museum, Amsterdam
© Collection Stedelijk Museum, Amsterdam
The Water Bull, 1946 Stedelijk Museum, Amsterdam © Collection Stedelijk Museum, Amsterdam
S’il est un homme qui illustre le n’importe quoi de l’art moderne aux yeux du profane, c’est bien Jackson Pollock. L’Américain, avec ses grandes toiles posées à même le sol, sur lesquelles il projette de la peinture industrielle avec un bâton, n’est-il pas, au-delà de l’idée déjà vilipendée de peinture abstraite, l’image même de la tartufferie des milieux artistiques ? Évidemment, tel n’est pas en principe le sentiment de l’amateur d’art qui lit ces lignes. Pour autant, l’idée prévaut en général que la peinture de Jackson Pollock relève effectivement de l’abstraction. Encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce que recouvrent respectivement les termes de figuration et d’abstraction, ce qui est loin d’être aussi évident qu’il le paraît. The Water Bull, 1946Stedelijk Museum, Amsterdam© Collection Stedelijk Museum, Amsterdam En présentant un Pollock figuratif pendant la majeure partie de sa carrière, l’exposition actuellement sur les cimaises du Kunstmuseum de Bâle se montre intéressante à plus d’un titre, non seulement parce qu’elle pose cette question – somme toute elle-même passablement abstraite –, mais aussi par ce qu’elle révèle du cheminement – et par-là même, de la vérité – d’un peintre qui depuis longtemps ne s’appartient plus guère. Disons-le tout de suite : s’il est un peu de mode, intellectualisme post-moderne aidant, de redécouvrir aujourd’hui des pans injustement ignorés de l’histoire de l’art, ce n’est pas vraiment le cas ici. Même en se donnant beaucoup de mal, il n’est pas toujours possible de trouver une pépite dans un filon déjà largement exploité,...

S’il est un homme qui illustre le n’importe quoi de l’art moderne aux yeux du profane, c’est bien Jackson Pollock. L’Américain, avec ses grandes toiles posées à même le sol, sur lesquelles il projette de la peinture industrielle avec un bâton, n’est-il pas, au-delà de l’idée déjà vilipendée de peinture abstraite, l’image même de la tartufferie des milieux artistiques ?

Évidemment, tel n’est pas en principe le sentiment de l’amateur d’art qui lit ces lignes. Pour autant, l’idée prévaut en général que la peinture de Jackson Pollock relève effectivement de l’abstraction. Encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce que recouvrent respectivement les termes de figuration et d’abstraction, ce qui est loin d’être aussi évident qu’il le paraît.

The Water Bull, 1946 Stedelijk Museum, Amsterdam © Collection Stedelijk Museum, Amsterdam
The Water Bull, 1946
Stedelijk Museum, Amsterdam
© Collection Stedelijk Museum, Amsterdam

En présentant un Pollock figuratif pendant la majeure partie de sa carrière, l’exposition actuellement sur les cimaises du Kunstmuseum de Bâle se montre intéressante à plus d’un titre, non seulement parce qu’elle pose cette question – somme toute elle-même passablement abstraite –, mais aussi par ce qu’elle révèle du cheminement – et par-là même, de la vérité – d’un peintre qui depuis longtemps ne s’appartient plus guère.

Disons-le tout de suite : s’il est un peu de mode, intellectualisme post-moderne aidant, de redécouvrir aujourd’hui des pans injustement ignorés de l’histoire de l’art, ce n’est pas vraiment le cas ici. Même en se donnant beaucoup de mal, il n’est pas toujours possible de trouver une pépite dans un filon déjà largement exploité, et cela ne semble d’ailleurs pas être le propos de Nina Zimmer, commissaire de l’exposition, encore que la rhétorique de l’exposition Der Figurative Pollock ne se prive pas de laisser planer l’ambiguïté.

Pas véritablement de chefs-d’œuvre donc dans les années qui précèdent et suivent cette courte période – 1947-1950 – où le peintre américain réalise les immenses drippings qui bâtiront sa légende, même si certains tableaux, surtout à partir de la seconde moitié des années 40, s’en rapprochent beaucoup. Ce qui est véritablement intéressant, et que le fil conducteur choisi par l’exposition met admirablement en lumière, c’est la longue et pénible recherche du motif que Pollock mène depuis ses tous débuts à New York – le terme motif étant à prendre dans toutes ses acceptations possibles.

Jackson Pollock n’est pas et ne sera jamais un intellectuel ; c’est en outre, depuis son plus jeune âge, un homme tourmenté par la dépression et par une forte addiction à l’alcool. Cadet d’une famille de cinq frères, fils d’un père largement absent et d’une mère dominatrice qu’il détestera toute sa vie, il suit les traces de ses frères Charles et Sanford qui ont tous deux décidé de devenir artistes. Vers 1929, alors qu’il est encore étudiant à la Manual Arts High School à Los Angeles, il écrit à Sande : « […] J’ai bien le sentiment de devenir un jour un artiste d’un certain genre, mais je n’ai encore jamais prouvé à moi ou à quiconque que j’en suis capable. »

En 1930, Pollock rejoint ses frères à New York, où il va suivre les cours de Thomas Hart Benton, un peintre appartenant au courant régionaliste américain, mais dont – ironie de l’histoire – l’influence sur le futur héros de la scène artistique américaine sera surtout plastique. Si les motifs anecdotiques – Ouest sauvage, chariots et autres chevaux – sont rapidement abandonnés, ce n’est pas le cas de la composition centrifuge propre à Benton, qui restera longtemps une pierre de touche de la peinture de Pollock, y compris pour la dépasser.

La question de l’émergence d’un art américain, émancipé de la tutelle européenne, présente en germe depuis l’entre-deux-guerres, devient en effet centrale aux États-Unis après le second conflit mondial. De Benton au critique Clement Greenberg, du puissant magazine Life – qui publie en 1949 un article intitulé «  Pollock est-il le plus grand peintre vivant des États-Unis  » ?à la non moins puissante politique d’exportation culturelle mise en place par les autorités après guerre, cette question va accompagner le peintre tout au long de sa carrière.

Elle ne semble toutefois guère avoir tourmenté Pollock lui-même, qui se préoccupait autrement plus de problèmes picturaux et qui répondait avec un certain bon sens à ceux qui le questionnaient à ce sujet que sa peinture était américaine dans la mesure où lui-même était américain. De ce point de vue, la « construction » de Pollock comme figure tutélaire d’un art américain triomphant s’opère largement en-dehors de lui, ce qui relève à la fois d’un paradoxe mais aussi d’une certaine logique, du moins si l’on admet que la réponse à la question posée par Life est oui.

Les années trente et le début des années quarante voient Pollock opérer, progressivement et non sans difficultés, la synthèse – on pourrait parler de digestion – de différentes influences. La première d’entre-elles est celle des muralistes mexicains, dont la radicalité tant picturale que politique attire nombre de jeunes artistes américains. La force expressive, la composition, tendue au point de déborder parfois du cadre, la monumentalité de la peinture murale elle-même se retrouveront presque constamment à un niveau ou un autre dans le travail de Pollock.

En 1939, après plusieurs thérapies, il entreprend de soigner sa névrose alcoolique par le biais de la psychanalyse. L’analyse jungienne, alors en vogue outre-atlantique, s’appuie sur la recherche de figures symboliques, les archétypes, supposées peupler un inconscient collectif commun à tout être humain. Si les archétypes jungiens s’avèrent tout-à-fait impuissants à sortir Pollock de son alcoolisme, ils rencontrent avec un certain bonheur l’intérêt que l’artiste entretient de longue date pour l’art des Indiens d’Amérique, largement lié au chamanisme.

C’est également à la fin des années trente que le peintre commence à se confronter au travail de Pablo Picasso, d’une manière qui s’avère véritablement douloureuse : nombre de toiles et surtout de dessins présentés au Kunstmuseum témoignent de la difficulté de Pollock à se libérer de l’influence du maître espagnol, qui reste prégnante jusque vers le milieu des années quarante. La critique a par ailleurs souligné avec pertinence à quel point, au-delà des convergences stylistiques ponctuelles, le principe de fragmentation et d’imbrication des figures a mené Pollock vers cette occultation de l’imagerie que l’on a longtemps confondue avec de l’abstraction.

Critiquant les premiers tableaux de Pollock, Robert Motherwell notait une certaine difficulté à trouver le sujet juste ; ce qui était à la fois assez lucide si l’on considère, avec le recul, le chemin poursuivi par l’artiste, mais aussi une lapalissade dans la mesure où, depuis l’éclosion de l’art moderne, la quête du sujet constituait – et constitue encore – le Graal personnel de chaque artiste. Pollock l’atteindra, de manière paradoxale, en choisissant de voiler l’imagerie, selon sa propre expression.

La période pendant laquelle Pollock produit ses œuvres les plus extraordinaires correspond à une période où, en partie grâce à une thérapie médicamenteuse et des séances d’hypnose, il ne boit plus. Si certains critiques le soutiennent, il n’en rencontre pas moins des incompréhensions et des critiques parfois féroces. Il y fait face de manière assurée, déniant dans son travail toute part au hasard ou à l’accidentel. Pourtant, cette assurance est fragile.

Fin 1950, Hans Namuth photographie et filme Pollock pendant son travail. Ces images célèbres, qui contribueront grandement à forger la légende du peintre, semblent en effet avoir détruit son équilibre.  Est-ce l’inévitable dimension de mise en scène qui accompagne tout travail filmique qui fait tout basculer ? Toujours est-il que lors de la petite soirée entre amis qui doit célébrer le tournage des derniers plans, Pollock entre dans une crise qui ne cessera de s’aggraver. Il boit sans s’arrêter devant les convives catastrophés, ne cessant de murmurer à l’adresse de Namuth : « I’m not a phony », c’est-à-dire : « Je ne suis pas un imposteur .» Jusqu’à sa mort accidentelle en 1956, il ne cessera plus de boire.

Si Pollock n’est pas, on l’a dit, un intellectuel – on a eu beau jeu de railler le contraste entre l’artiste taciturne, voire quelque peu rustre, et les brillantes constructions, parfois à la limite de la manipulation, de Clement Greenberg –, il n’en manifeste pas moins une intelligence plastique instinctive, dont l’exposition donne à voir, de manière passionnante, les tâtonnements et les progrès. On ne peut s’empêcher de mettre en parallèle la lutte que mène cet homme contre ses démons intérieurs et celle qu’il mène pour atteindre à un miraculeux, mais hélas temporaire, équilibre pictural.

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