LE TEMPS RETROUVÉ

Raoul Dufy Paris et la Tour Eiffel 1936 Collection privée © Tous droits réservés
Raoul Dufy Paris et la Tour Eiffel 1936 Collection privée © Tous droits réservés
Faire du passé un présent merveilleux, c’est chercher sa vérité perdue. Toute l’exposition Paris en fête pourrait être placée sous le signe de Proust. Pas seulement parce qu’elle montre plusieurs des précieuses aquarelles réalisées par Kees van Dongen pour illustrer La Recherche, mais parce que les œuvres qu’elle propose évoque le plus souvent une vie heureuse, insouciante, légère, lumineuse, paradisiaque. Or Proust l’a compris mieux que personne : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. » La « Belle Époque », les « Années folles » ? Cette beauté, cette folie ont toute leur force pour qui en rêve ou s’en souvient, non pour qui fut leur contemporain, ignorant son bonheur. De même faut-il avoir cessé d’être jeune pour s’aviser que la jeunesse existe. Les femmes palpitantes de Jules Chéret, les femmes rêveuses de Marie Laurencin, les beautés raffinées de Paul Helleu sont enivrantes et fraîches, oui, comme ces champagnes récemment remontés d’un vaisseau naufragé. Cependant, la part d’ombre d’une époque scintillante et présumée heureuse n’est pas absente de l’exposition. Les œuvres de Toulouse-Lautrec ou d’Ibels peignent un univers qui, pour être fascinant, n’en est pas moins cruel et parfois sordide. Un univers où les filles sont loin de partager la joie qu’elles vendent aux bourgeois ventrus. Au-dessus de ce monde interlope trône le fameux Chat noir de Steinlen, dos épineux, regard d’idole barbare, nocturne compagnon du diable. Raoul Dufy La Fée électricité 1937 Collection privée © Tous droits réservés Mais revenons aux fêtes du jour et...

Faire du passé un présent merveilleux, c’est chercher sa vérité perdue.

Toute l’exposition Paris en fête pourrait être placée sous le signe de Proust. Pas seulement parce qu’elle montre plusieurs des précieuses aquarelles réalisées par Kees van Dongen pour illustrer La Recherche, mais parce que les œuvres qu’elle propose évoque le plus souvent une vie heureuse, insouciante, légère, lumineuse, paradisiaque. Or Proust l’a compris mieux que personne : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. » La « Belle Époque », les « Années folles » ? Cette beauté, cette folie ont toute leur force pour qui en rêve ou s’en souvient, non pour qui fut leur contemporain, ignorant son bonheur. De même faut-il avoir cessé d’être jeune pour s’aviser que la jeunesse existe. Les femmes palpitantes de Jules Chéret, les femmes rêveuses de Marie Laurencin, les beautés raffinées de Paul Helleu sont enivrantes et fraîches, oui, comme ces champagnes récemment remontés d’un vaisseau naufragé.

Cependant, la part d’ombre d’une époque scintillante et présumée heureuse n’est pas absente de l’exposition. Les œuvres de Toulouse-Lautrec ou d’Ibels peignent un univers qui, pour être fascinant, n’en est pas moins cruel et parfois sordide. Un univers où les filles sont loin de partager la joie qu’elles vendent aux bourgeois ventrus. Au-dessus de ce monde interlope trône le fameux Chat noir de Steinlen, dos épineux, regard d’idole barbare, nocturne compagnon du diable.

Raoul Dufy La Fée électricité 1937 Collection privée © Tous droits réservés
Raoul Dufy La Fée électricité 1937 Collection privée © Tous droits réservés

Mais revenons aux fêtes du jour et réjouissonsnous de la lumière, avec Raoul Dufy. Maître des couleurs radieuses, ce peintre a surtout le génie de l’apesanteur. Son Paris nous surprend et nous enchante parce qu’il est bien réel, et pourtant allégé de tout ce que la réalité peut avoir d’accablant. Ses théâtres, ses bateaux, ses orchestres et jusqu’à ses usines ou ses locomotives, flottant au gré d’une brise de lumière, larguent les amarres de l’espace, donc, aussi bien, du temps. Rien de nostalgique dans cette peinture. Tout sourit, tout scintille, tout flamboie. Dans les lithographies de la Fée électricité, la couleur, à force d’allégresse, déborde les formes, apprivoise et caresse les objets les plus rébarbatifs du monde mécanique.

Cette Fée électricité va devenir une gigantesque frise circulaire de six cents mètres carrés, au Pavillon de l’Électricité de l’Exposition Universelle de 1937. Frise à vocation pédagogique, puisqu’on y trouve les noms et les portraits d’une bonne centaine de savants et penseurs, ainsi que la représentation de diverses machines. Mais jamais pédagogie ne fut plus rieuse ni plus enjouée. Les savants et les penseurs, les usines et les turbines se mêlent à des dieux grecs en lévitation, et comme ces derniers flottent dans le ciel, les humains flottent sur la terre. Ou pour mieux dire, c’est la terre même qui se voit délivrée de toute pesanteur.

On admire ces peintures d’un monde rêvé comme l’enfant s’absorbe dans le vitrail mouvant du kaléidoscope – avant de retourner à ses devoirs. Mais c’est déjà beaucoup. C’est même essentiel. Et l’une des vocations de l’art n’est-elle pas de déjouer le temps, de nous arracher à notre condition pesante, pour nous offrir la quintessence des joies qu’on a connues ou méconnues ? Il y a chez Dufy quelque chose de Nicolas Poussin, et de la « délectation » que cet artiste donnait pour but suprême à la peinture.

Untitled-1Kees van Dongen L’atelier d’Elstir 1946-1947 Collection privée © Tous droits réservés -- Kees van Dongen La nouvelle Gilberte 1946-1947 Collection privée © Tous d
Untitled-1Kees van Dongen L’atelier d’Elstir 1946-1947 Collection privée © Tous droits réservés — Kees van Dongen La nouvelle Gilberte 1946-1947 Collection privée © Tous d

Si l’on ne se suffit pas de déjouer le temps, il faut le retrouver. Telle fut la tentative, hardie entre toutes, et la rude conquête d’un Marcel Proust. Étrangement, c’est un autre peintre des fêtes et des fastes de Paris, un artiste aux œuvres brillantes, charmeuses et mondaines, Kees van Dongen, qui se mit à l’impossible tâche d’illustrer la Recherche du temps perdu, et n’y fut pas inégal. À première vue, il ne capte de l’écrivain que sa part la plus superficielle : la vie des salons, les élégantes, les promenades à cheval ou en calèche aux Champs-Élysées.

Mais non ! Si l’on se reporte aux pages de Proust auxquelles se réfèrent ses aquarelles, on est saisi par la subtilité et la justesse de ses choix. Dans L’atelier d’Elstir illustre un incident absolument infime (le Narrateur offre à un vieux monsieur la rose de sa boutonnière), mais c’est, pour le peintre, l’occasion de faire jeter à Albertine, sur ce même Narrateur, un regard de froideur et de maîtrise qui dit la vérité de l’avenir. Van Dongen joue de l’anticipation, avant de jouer, on va le voir, de la rétrospection proustienne.

Le sommeil des fleurs est singulièrement subtil. On y voit une femme nue, renversée, toute en volupté, sur une couche florale bleu pâle et blanche, tandis que d’autres fleurs plus colorées continuent, en flocons, de descendre sur elle. Séduisante image. Mais on ne trouve pas l’ombre d’une femme nue dans le texte de Proust ! Si, pourtant. Voici ce qu’il écrit : « Non loin de là est le jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l’éther, sommeil de la belladone, de l’opium, de la valériane, fleurs qui restent closes jusqu’au jour où l’inconnu prédestiné viendra les toucher. » Texte bien étrange : les fleurs ici nommées sont des fleurs psychotropes, qui engendrent des rêves, des paradis artificiels. Mais le sommeil provoqué par les fleurs devient le sommeil qui saisit les fleurs elles-mêmes, en attente d’être épanouies par l’« inconnu » qui s’en approche ; bref, les voici fillesfleurs en espérance du paradis charnel. Ainsi van Dongen est-il fidèle à la démarche proustienne.

Kees van Dongen Le sommeil des fleurs 1946-1947 Collection privée © Tous droits réservés
Kees van Dongen Le sommeil des fleurs 1946-1947 Collection privée © Tous droits réservés

Et que dire de « La nouvelle Gilberte » ? Cette scène, ultime illustration du Temps retrouvé, n’existe pas chez Proust, du moins pas littéralement. Et d’abord, qui est la nouvelle Gilberte ? Ce ne peut être que sa fille, Mademoiselle de Saint-Loup : le Narrateur la rencontre, côte à côte avec sa mère, au cours de la fameuse matinée de Guermantes, qui clôt le roman. Or van Dongen place en effet les deux femmes côte à côte, et dans une posture identique, mais aux Champs-Élysées. Pourquoi ? Mais parce que l’amour pour Gilberte, qui a étreint le Narrateur enfant, s’est déployé dans ses allées ! Et c’est ainsi qu’est figurée, en peinture, la rétrospection proustienne.

Sur le plan purement pictural, les œuvres de Raoul Dufy, qui déjouent le temps, ou le survolent délicieusement, seront les premières, sans doute, à retenir l’attention du visiteur de l’exposition. Mais il aurait tort de négliger les aquarelles de van Dongen. Ce peintre du Paris mondain et du temps gaspillé sait nous convier aux fêtes secrètes du temps retrouvé.

Étienne Barilier

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed