IN MEMORIAN PIERRE LE-TAN

Benoît-Dauvergne-Large
Il n’est pas si courant d’être identifié dans la seconde. Pierre Le-Tan, disparu cet automne à l’âge de soixante-neuf ans, trop tôt donc – mais quoi qu’il arrive la Mort a de l’avance –, a ce privilège. « C’est lui, c’est son trait, son monde, la chose est indubitable comme deux et deux font quatre » pourrait dire tout un chacun – et pas seulement ceux que la nature a dotés d’un œil fait pour le connoisseurship, à la Roberto Longhi – devant l’une de ses œuvres. Évidemment inconfondable ! Ces hachures, ces lignes qui se croisent de façon plus ou moins perpendiculaire, tracées à l’encre, obliques ou parallèles par rapport au petit et au grand côté de la feuille de papier, on dirait très volontiers qu’elles ne sont qu’à lui. Il semble certes les avoir empruntées aux graveurs, chez lui aussi elles servent à suggérer le volume, à rendre les ombres ; mais dans ses images elles ne se laissent pas oublier : ce quadrillage aux mailles larges, ce filet partout jeté (comme pour que des acrobates y tombent et y rebondissent à dessein ?), ces morsures dont il savait faire des côtes à l’horizon ou, baignées dans un joli nuage vert, des arbustes, c’est sa griffe, dans tous les sens du terme. Car on se gardera d’appliquer à son œuvre, de même qu’on se garde bien de le faire devant les toiles du Douanier Rousseau, l’adjectif « naïf » ; mais parlons plutôt, face à ces silhouettes rondes...

Il n’est pas si courant d’être identifié dans la seconde. Pierre Le-Tan, disparu cet automne à l’âge de soixante-neuf ans, trop tôt donc – mais quoi qu’il arrive la Mort a de l’avance –, a ce privilège. « C’est lui, c’est son trait, son monde, la chose est indubitable comme deux et deux font quatre » pourrait dire tout un chacun – et pas seulement ceux que la nature a dotés d’un œil fait pour le connoisseurship, à la Roberto Longhi – devant l’une de ses œuvres. Évidemment inconfondable ! Ces hachures, ces lignes qui se croisent de façon plus ou moins perpendiculaire, tracées à l’encre, obliques ou parallèles par rapport au petit et au grand côté de la feuille de papier, on dirait très volontiers qu’elles ne sont qu’à lui. Il semble certes les avoir empruntées aux graveurs, chez lui aussi elles servent à suggérer le volume, à rendre les ombres ; mais dans ses images elles ne se laissent pas oublier : ce quadrillage aux mailles larges, ce filet partout jeté (comme pour que des acrobates y tombent et y rebondissent à dessein ?), ces morsures dont il savait faire des côtes à l’horizon ou, baignées dans un joli nuage vert, des arbustes, c’est sa griffe, dans tous les sens du terme. Car on se gardera d’appliquer à son œuvre, de même qu’on se garde bien de le faire devant les toiles du Douanier Rousseau, l’adjectif « naïf » ; mais parlons plutôt, face à ces silhouettes rondes et raides, aux belles petites épaules qui semblent bourrées de kapok, d’une « redoutable simplicité », d’une « certaine vision sérieuse propre à l’enfance tourmentée ou tourmentante », voire d’« implacables aplats ». Jules Supervielle, par exemple, ou la rose et ses épines, nous ont semblablement appris à nous méfier – et à nous délecter – de tout ce qui s’apparente aux eaux dormantes. Le-Tan, ce sont d’abord de multiples couvertures de livres et de magazines, intrigantes et mémorables. À dix-neuf ans, celui qui était né en 1950, fils du peintre vietnamo-parisien Lê Phô, fit la une du New Yorker, littéralement ; bien d’autres suivront, toutes plus délicates les unes que les autres : homme à pull et cravate bleus se tenant devant des pots de terre cuite garnis, derrière une fenêtre à guillotine (Oct. 2, 1971) ; soleil se levant derrière un toit d’ardoise, soleil sur la campagne, soleil se lovant dans du sable et lune éclairant la mer, le tout disposé dans quatre cases (May 17, 1976) ; gentil œuf à la coque prêt à être cassé, dont la
blancheur fait écho au vide laissé sur les deux-tiers de la même page (Nov. 14, 1977) ; joyeux attirail de Noël éparpillé sur fond blanc (neige de la nappe ?) (Dec. 24, 1984)… On a tous déjà croisé, sur les éventaires, tous déjà goûté, des dessins de Pierre Le-Tan. Il reste particulièrement associé à mes yeux, aux yeux d’un certain moi qui avait vingt ans, aux quelques volumes que Patrick Mauriès consacra heureusement à Pierre Herbart aux éditions du Promeneur, au point que je ne pourrai sans doute jamais dissocier – oh le pouvoir des illustrateurs ! – ces deux bijoux que sont Alcyon et La Licorne des couvertures épurées et vibrantes que Pierre Le-Tan imagina pour eux.

Notre dessinateur se lia un jour avec un écrivain qu’il avait lu, qui l’avait touché et dont les parents – cette découverte fut à l’origine de ce rapprochement – avaient connu les siens : Patrick Modiano. Il y a chez ces deux hommes la même tendance à la nostalgie, le même goût pour la survivance, pour la trace plus ou moins nette, plus ou moins noble, la même appétence pour la densité conduisant au dépouillement, ou inversement. Naquirent de cette amitié des couvertures estampillées Folio, dont les plus belles sont peut-être celles de La place de l’étoile, d’Un cirque passe et de Voyage de noces (un grand plaisir parmi d’autres : dénicher ces anciennes éditions de poche dans les bacs du boulevard Saint-Michel, le dimanche soir, au milieu d’étudiants de tous âges ou sans âge) ; mais aussi deux albums non moins désirables où l’artiste et l’homme de lettres jouent à armes égales : Memory Lane, publié en 1981, et Poupée blonde, publié en 1983. On partira encore en quête, au plus vite (en attendant la grande rétrospective et le grand catalogue consacrés bientôt à notre homme ?), des quelques ouvrages dont Pierre Le-Tan signa à la fois les images et le texte. Parmi ceux-ci, citons Quelques collectionneurs paru en 2013 – son auteur lui-même fut une espèce de Cousin Pons, amateur, entre autres choses, de miniatures persanes et de fragments de tissus anciens dont il recouvrit les murs de son appartement – et Paris de ma jeunesse qui parut pour la première fois en 1988, préfacé par Patrick Modiano, et dont une version revue et augmentée vient de paraître, longuement, admirablement peaufinée jusque sur un certain lit d’hôpital.

Benoît Dauvergne, Jeune écrivain et critique d’art

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