Telle est la question que creuse, avec une étonnante diversité de moyens et une opiniâtreté certaine, la photographe bourguignonne Sylvie Bonnot.
Nous avons déjà eu l’occasion dans ces pages d’évoquer ce que nous appelions le mystère de l’image, à propos de la peinture de Marlene Dumas, ou peut-être celle de Peter Doig. À l’instar de ces grands peintres, c’est cet espace flou, aux frontières indéfinies, cet insondable et fertile hiatus entre le réel et sa représentation mentale qu’explore notre artiste. Ce n’est pas le moindre de ses mérites, car là où la peinture, à la fois cosa mentale et artisanat, s’y confronte presque naturellement au fur et à mesure du processus de création, la photographie, elle, est tributaire d’un processus technique fondamentalement mimétique, qui fait directement apparaître l’image du réel sur la surface sensible.
C’est pourquoi la photographie de Sylvie Bonnot est une photographie intranquille, poussée dans ses retranchements. L’image – tirage ou négatif – est maltraitée, altérée, transformée pour en faire surgir un supplément d’âme, de sens, une richesse nouvelle et insoupçonnée. Bonnot parle de « faire jaillir le dessin sous la photographie».
L’artiste a en effet nourri sa praxis photographique d’une pratique du dessin, antérieure d’une dizaine d’année, et dont on retrouve les traces évidentes dans des œuvres telles que Pointe sèche VII, un iceberg photographié en 2010 au Spitzberg et dont, quelques années plus tard, elle incise un tirage à la pointe sèche pour l’envelopper progressivement dans un maillage de fines lignes blanches. L’ensemble apparaît ainsi avec une sorte d’évidence graphique, une présence renforcée qui ne se laissait pas nécessairement deviner dans l’image de départ, d’une beauté très conventionnelle.
Les Mues, ces images à l’aspect froissé, parfois chiffonné constituent l’un des plus étonnants avatars de cet au-delà de la photographie dans lequel s’épanouit Sylvie Bonnot. L’artiste réussit en effet le tour de force technique de détacher l’émulsion de gélatine photosensible de son papier de tirage avant de la reposer sur un nouveau support – bois, tissus, mur ou même corps humain, l’ensemble étant parfois re-photographié avant d’être exposé. L’image qui en résulte, là encore, transcende l’image de départ, non seulement par la fusion avec le nouveau support mais surtout parce que le processus de la mue renvoie de manière très forte, presque instinctive, à cette vieille superstition primitive qui pensait que l’image photographique portait une partie de l’âme de ce qui était photographié.
Il y a dans le rapport presque charnel de Bonnot à l’image photographique une violence féconde, maïeutique mais aussi érotique, au sens que Susan Sontag donne à ce mot : une intelligence sensuelle de l’image qui se révèle dans cette confrontation physique intense, mais aussi sans doute un désir d’appropriation, de possession que connaissent tous les amoureux de l’image photographique.
Les photographies qui font l’objet de ces manipulations ne sont jamais anecdotiques ; fruits des voyages de l’artiste, qui affiche une prédilection marquée pour les déserts au sens le plus large du terme, elles sont toujours des photographies marquées par un trop-plein d’intensité, que tout l’art de Sylvie Bonnot consiste à révéler et à laisser s’exprimer.
